Conscience Nègre

Conscience Nègre

« Allah n’est pas obligé »

« Allah n’est pas obligé » de Ahmadou Kourouma

 

Par Amadou Diallo

 

« Allah n’est pas obligé » raconte en six chapitres, la vie mouvementée et périlleuse du jeune orphelin Birahima qui se définit lui-même comme un enfant de rue « sans peur ni reproche » et qui va à la recherche de sa tante Mahan, sa nouvelle tutrice, accompagné du féticheur marabout Yacouba, son protecteur. Leur périple, à travers le Liberia et la Sierra Leone ravagés par la guerre civile et les guerres tribales, les oblige, pour survivre, à s’adapter aux différentes situations qui se présentent à eux. Birahima lui, se présente comme enfant-soldat, car dit-il : « quand on a plus personne sur terre, ni père, ni mère, ni sœur et qu’on est petit, un petit mignon dans un pays foutu et barbare, où tout le monde s’égorge, que fait-on ? Bien sûr, on devient un enfant soldat, un small-soldier pour manger et pour égorger à son tour; il n’y a que cela qui reste » ; et Yacouba, « le bandit boiteux, le multiplicateur de billets de banque », comme « grand grigriman, féticheur musulman », au service des chefs de guerre et de factions militaires. Ainsi, tout au long du récit, le lecteur est amené à faire connaissance avec tous les clans et seigneurs de guerre du Liberia et de la Sierra Leone, avec leurs méthodes et pratiques plus barbares les unes que les autres.

« Pas de bras, pas d’élections »

Qui de Samuel Doe, Charles Taylor, Prince Johnson, Johnny Koroma ou Foday Sankoh excelle le plus dans la barbarie, la cruauté et la sauvagerie ? On ne saurait le dire. Coups d’État, dissidences, exécutions sommaires, complots, tortures diverses, génocides, etc., tous les ingrédients macabres des guerres tribales des « républiques corrompues et foutues » sont réunis pour sensibiliser et émouvoir le lecteur sur la situation des enfants-soldats, les principaux acteurs et victimes de ce drame. Comment ne pas être bouleversé devant un univers où les camps des enfants-soldats sont délimités par des crânes humains hissés sur des pieux ou en pensant à cette idée diabolique de Foday Sankoh qui, pour empêcher les élections de se dérouler, accouche cette idée machiavélique : « pas de bras, pas d’élections ». Il faut donc couper les mains au maximum de personnes et les envoyer dans les zones occupées par les forces gouvernementales afin de dégoûter les citoyens de toute envie de participer à des élections. D’où cette pratique des « manches courtes » et des « manches longues ». Les « manches courtes » c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; « les manches longues », c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet. Les scènes de dépeçage, d’émasculation, d’extraction de cœurs humains, frits puis mangés pour hériter de la force vitale de l’ennemi, ou le film du supplice de Samuel Doe dont le coeur fut transformé en une « brochette délicieuse », sont décrits avec minutie et nous entraînent dans un voyage au bout de l’horreur.

Malhonnêtes ou dictateurs ?

Le récit de ce roman, qui se réclame pourtant de la fiction, est basé sur une documentation très riche et une description crue et très proche de la réalité. Il est, en même temps, un cours d’histoire qui relate les origines des contradictions sociales et de la guerre civile au Liberia et en Sierra Leone. En plus, tous les protagonistes extérieurs de ces conflits sont mis à l’index. Ainsi, les différents dirigeants politiques de la sous-région sont nommément cités et caractérisés de bandits ou de dictateurs. Tout cela donne un cocktail explosif et délicieux. Ainsi, le « bandit de grand chemin Taylor », après s’être échappé des griffes de Doe est accueilli chez Kadhafi « le dictateur de Libye » qui le refile à Compaoré « le dictateur du Burkina Faso ». Ce dernier le recommande à Houphouët-Boigny, le dictateur de Côte d ‘Ivoire, « un respectable vieillard blanchi et roussi, d’abord par la corruption, ensuite par l’âge et beaucoup de sagesse ». « Compaoré, au nom du Burkina, s’occupait de la formation et de l ‘encadrement, Houphouët, au nom de la Côte d’ivoire, s’était chargé de payer des armes... et voilà le bandit devenu un grand quelqu’un ». Et, plus croustillant encore, « Compaoré, le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny, le dictateur de Côte d’ivoire et Kadhafi, le dictateur de Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien. Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur; à un fieffé voleur ; à un bandit de grand chemin comme Taylor ?

Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor ou c’est ce que l’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations ». Les dirigeants burkinabè particulièrement, en prennent pour leur grade, notamment avec une allusion au trafic d’armes vers le Liberia à partir du Burkina. Même une institution comme l’Ecomog (force d’interposition ouest africaine), soutenue par le Nigeria, n’échappe pas aux sarcasmes de Birahima. Jugez-en : « les troupes de l’Ecomog opèrent maintenant partout au Liberia et même en Sierra Leone, au nom de l’ingérence humanitaire (ingérence humanitaire, c’est le droit qu’on donne à des États d’envoyer des soldats dans un autre Etat pour aller tuer des pauvres innocents chez eux, dans leur propre pays, dans leur propre village, dans leur propre case, sur leur propre natte). »

Allah n’est vraiment pas obligé d’être juste !

La prouesse de Kourouma dans ce roman réside dans le fait qu’il réussit, très admirablement, à écrire le texte dans la peau d’un enfant de 10-12 ans. La technique de Kourouma consiste à nous livrer son récit picaresque et drolatique, par le biais du petit Birahima, l’enfant-soldat, qui nous conte lui-même son aventure. Le caractère picaresque et drolatique se dit des romans, des pièces de théâtre dont le héros est un aventurier issu du peuple et volontiers vagabond, voleur ou mendiant. Pour se faire comprendre par tout le monde (pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie, précise-t-il), le small-soldier possède quatre documents fondamentaux : le dictionnaire Larousse, le Petit Robert, l’inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et le dictionnaire Harrap’s. Ces dictionnaires, dit-il, « me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer Il faut expliquer parce que mon bla-bla-bla est à: lire par toutes sortes de gens (..,). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher de vérifier et d ‘expliquer les gros mots de français de France aux Noirs nègres indigènes d’Afrique. L’inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux Français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin ». Cela n’empêche pourtant pas un maniement très adroit de la langue française et une très grande précision de l’écriture, le tout assaisonné par des jurons (faforo, gnamogodé, walahé...) d’une outrecuidance que seuls les désespérés ou les gens castés en sont capables. La redondance des termes tels « noirs nègres indigènes d’Afrique », « toubabs européens colons colonialistes », alliée aux répétitions d’actions, rappelle non seulement les techniques des contes africains mais aussi restitue tout un état d’esprit et une culture ressortant des tréfonds du patrimoine culturel traditionnel de tout l’ouest africain. Après la lecture de ce roman, on est obligé d’être d’accord avec le petit Birahima que : « Allah n’est pas obligé, n’a pas besoin d’être juste dans toutes ses choses, dans toutes ses créations, dans tous ses actes ici-bas », sinon...



24/06/2011
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