Conscience Nègre

Conscience Nègre

Hommage à Norbert Zongo



LE JOURNALISTE ET L’ECRIVAIN

HOMMAGE A NORBERT ZONGO


 

Douze (12) ans après la disparition tragique de Norbert Zongo, il convient de rendre un hommage très appuyé à ce digne fils d’Afrique et du Burkina, ce journaliste et écrivain intrépide, talentueux, probe et intègre en campant, comme il le traduisait si bien dans sa vie, dans son comportement et avec sa plume, le genre de journalistes et d’écrivains dont l’Afrique et le Burkina ont grand besoin. C’est, à notre avis, le meilleur hommage que l’on puisse lui rendre aujourd’hui dans un Burkina Faso en panne morale et spirituelle ; dans un pays où les populations dans leur grande majorité payent durement le prix de la compromission des intellectuels opportunistes de service, des opposants de circonstance, des politiciens véreux et enfin de tous les indifférents et égoïstes. Aujourd’hui les peuples africains et burkinabè ont grand besoin de journalistes et d’écrivains. Mais, tout le problème est de savoir de quels journalistes et écrivains ils ont réellement besoin et ce qu’ils devraient écrire en leur nom ?

Etre journaliste ou écrivain

Nous appellerons journalistes ou écrivains tous ceux qui se font chroniqueurs d’évènements importants et significatifs ou qui en dégagent les enseignements. Mais, tous ceux qui écrivent ne tombent pas obligatoirement dans cette catégorie. Ici, il ne faut retenir que ceux qui témoignent et qui lèguent à la postérité pourvu qu’ils s’adressent à notre intelligence, éclairent notre vie et nous montrent le chemin du progrès et de la prospérité. Le journaliste ou l’écrivain n’exerce pas seulement un métier, il le vit et celui-ci est sa religion. Il croit en ce qu’il écrit et prend garde de n’écrire que ce en quoi il croit et  ressent pleinement. Il ne recherche que l’expression de la vérité et la livre sans craindre personne hormis l’erreur, l’injustice et sa propre conscience. Sa plume inspire et guide l’humanité. Ce journaliste ou cet écrivain là est d’ordinaire d’un courage qui confine à la témérité. Il ne considère que la vérité et n’hésite pas à prendre des positions qui feraient fuir bien d’autres. Le véritable journaliste ou écrivain ne ménage aucun effort pour libérer les autres et rapporter la vérité qu’il en soit puni de prison ou de mort. L’Afrique et le Burkina Faso ont plus que toute autre région du monde besoin de ce genre de journalistes et d’écrivains. Mais, quel constat pouvons-nous  faire aujourd’hui concernant ces professions sur notre continent et plus particulièrement dans notre pays ?

Commerciaux, Scribes et Professionnels

Ils sont devenus nombreux ces journalistes commerciaux qui n’écrivent que pour mettre du beurre sur leur pain. Ils sont prêts à écrire n’importe quoi, pourvu que cela leur ouvre des débouchés et leur gonfle l’escarcelle, sans se soucier du préjudice causé à la société ou à la dignité de l’individu, d’un peuple ni des mensonges que cela peut impliquer. D’autres, que l’on peut qualifier de journalistes ou d’écrivains du dimanche, ne s’occupent que du présent, de l’occasion et leur œuvre ne dure pas. Elle relève de la corbeille à papier. Dans d’obscurs recoins, ils n’écrivent que pour la galerie et les perce-oreilles[1]. Ils ont fermé les yeux à toute vérité et n’éprouvent que haine pour leurs semblables. Sans forme ni acuité, sans sincérité ni objectivité, leurs écrits s’éteignent avec leur subjectivité. Et enfin, nous avons les professionnels qui ne cherchent à nuire à personne, qui n’écrivent pas nécessairement pour la gloire ou l’argent, mais par sentiment de leur devoir envers la nation, leur peuple et toute l’humanité. C’est de ceux-là dont nous avons réellement besoin.

Payés en monnaie de singe

Le journaliste et l’écrivain authentiques sont souvent payés en monnaie de singe dans l’immédiateté. Ils souffrent souvent d’injustices et de privations pour tout le bien qu’ils essayent de rendre à l’humanité. Quant aux journalistes et écrivains commerciaux, on les paye bien, mais seulement au cour du jour. Cependant, l’histoire a amplement démontré que les journalistes et écrivains qui auront subi mille épreuves leur vie durant, se verront récompensés par leur position au sein du peuple et cela pour l’éternité. Des exemples historiques et contemporains foisonnent dans le monde et en Afrique, d’écrivains et de journalistes victimes de leurs œuvres et écrits. Ainsi, l’un des plus grands écrivains et hommes de lettres du monde, Dante Alighieri, fut exilé de Florence en 1302 en raison de ses opinions. Et le plus érudits des écrivains italiens dût mener, dix-neuf ans durant, une existence vagabonde jusqu’à sa mort à Ravenne en 1321. Il traduira son amertume de façon émouvante en ces termes : « Depuis que les citoyens de la plus belle et plus réputée fille de Rome, Florence, ont pris plaisir à me chasser de son doux sein … et de toutes les régions auxquelles s’étend leur langue, je navigue sans voiles, en vérité ballotté de part en part par le vent sec de la pauvreté». Sa grande valeur fut reconnue après sa mort et son œuvre est considéré de nos jours comme un des monuments les plus surprenants de l’esprit humain. Le grand poète grec Homère, l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, dût également souffrir de la faim et du mépris. Cependant, à sa mort, sept villes où il avait jadis mendié se targuèrent de lui avoir donné naissance. Plus près de nous, un grand écrivain comme Mongo Béti ne fut porté au Panthéon des hommes de culture illustres dans son propre pays qu’avec sa mort. Des journalistes de la qualité et de la trempe de Norbert Zongo et Pius Yavé ont souffert le martyr jusqu’au sacrifice suprême pour avoir voulu travailler honnêtement et défendre la vérité. Ils ont tous fini par triompher de ceux qui voulaient les réduire. Le journaliste et l’écrivain africains n’échapperont pas à ces procès et à ces tribulations. C’est pourquoi ils doivent être courageux, prudents et ne pas abuser de leurs libertés. Ils doivent plutôt partager leurs souffrances avec leurs peuples et veiller à être objectifs, constructifs et patriotes dans tout ce qu’ils entreprennent.

Ecrire : une si noble tâche

Ecrire est une si noble tâche que l’écrivain ou le journaliste africain ne doit pas se laisser aller à sacrifier sa plume à la poursuite d’un vain monde car ce serait un monde sans lui. Le patrimoine historique, social et culturel de nos pays et de l’humanité, les réalisations et les pensées de nos hommes d’Etat, de nos religieux, de nos philosophes, de nos hommes de culture, etc., n’auraient pu passer à la postérité sans leurs efforts constants et leur génie, leurs souffrances et leurs privations. En effet, la plume fixe les évènements présents ou passés les plus furtifs et les préserve de l’oubli. Elle a le pouvoir de les empêcher de sombrer dans la mémoire des hommes. Cela est extrêmement important pour nous autres africains dont l’histoire se perd dans la nuit des temps. Quelle image les générations futures pourraient-elles avoir de nous, si nous ne tenions nos propres chroniques et que nous nous en déchargions sur des étrangers comme un certain Jean Guion[2] dont les vues sont souvent plus que suspectes. En dépit des difficultés qu’ils rencontrent, le destin des journalistes et des écrivains authentiques est des plus glorieux. Leurs mémoires seront vénérés car ils auront remporté la victoire sur l’obscurantisme et le mensonge et légué leur héritage à leurs nations et à leurs peuples.       

Norbert ce grand journaliste et écrivain

C’est d’abord en se conformant et en respectant ces principes de probité, d’humilité et de sagesse, et ensuite en vivant intensément et concrètement selon les canons éthiques de la noble profession qu’il avait embrassé, que Norbert Zongo, cet irremplaçable journaliste, cet incomparable écrivain a su transmettre à son peuple, notamment à sa fraction jeune, son goût, non seulement, pour la justice et l’équité, mais aussi, son aversion pour la compromission et la résignation. Et le bon peuple lui en est définitivement reconnaissant car il a fait sien et intériorisé ce vieil adage qui dit qu’en mourrant les écrivains ne cessent pas de vivre. En effet, Norbert Zongo est mort assassiné et brûlé mais il n’a pas cessé pour autant de vivre dans les cœurs et dans la conscience de nombreuses personnes à travers le monde entier. Son sacrifice a fait de lui un martyr définitivement logé, en bonne place, dans la mémoire collective et affective du peuple burkinabé et au delà, des peuples d’Afrique et du monde. Jamais une douleur et une souffrance aussi profondes et aussi terribles n’avaient envahi et tétanisé notre peuple jusque dans ses entrailles avec cette perte cruelle.  

L’esprit de Norbert

Norbert n’est pas mort car des hommes comme lui ne meurent jamais. En effet, douze ans après l’abominable crime, sa mémoire est toujours vivace dans nos cœurs et dans nos esprits. Il continue toujours de vivre parmi nous. On le devine juché dans les hautes branches des arbres ou assis sous les caïlcédrats et les manguiers longeant les rues et les chemins de nos villes et campagnes. Son esprit  fréquente les salles de rédaction de tout le pays en se faufilant discrètement d’un poste à l’autre. Il plane régulièrement sur les cours des établissements scolaires ainsi que dans les amphithéâtres et dans les salles de classe des écoles. Pendant l’hivernage, il aime titiller les paysans en furetant et voltigeant continuellement dans les champs. Les ouvriers des usines et des manufactures le côtoient souvent, le soir, quand sonnent les sirènes pour la descente. Certaines nuits de pleine lune, on le surprend, méditant à l’entrée des vestibules de certaines concessions de Sourgou, d’Issouka ou de Paalogho. Quand les vents blancs de l’harmattan commencent à se déchaîner vers la fin de l’année, certains bergers et paysans aperçoivent régulièrement sa vieille et robuste 4 x 4 passer furtivement et disparaître soudainement derrière un gros nuage de poussière, sur la route de Sapouy. Les nuits de ses « faiseurs » et de leurs commanditaires sont aussi hantées par sa grande silhouette, légèrement voûtée, qui les visite régulièrement. Ceux-ci n’arrivent plus à dormir, ni même à fermer un seul œil, car un autre, celui d’Abel poursuivant Caïn, les observe et les fixe intensément, continuellement et avec ténacité. La lumière finira par triompher des ténèbres et le passé finira par rattraper le présent car « le passé est radioactif ».     



[1] Insectes qui s’abritent sous les pierres le jour et se nourrissent la nuit. Appelés ainsi à cause des deux appendices en forme de pince qui terminent leur abdomen.

[2] Jean Guion est ce grand ami du président Compaoré et paraît-il aussi du Burkina Faso qui s’est évertué, en vain, à démontrer dans les médias français que l’assassinat de Norbert Zongo n’était qu’un simple accident. Il a été par la suite décoré pour service rendu au Burkina Faso.

« Le temps de penser » : Adresse aux intellectuels burkinabè

La crise financière et sociale mondiale actuelle frappe durement l’Afrique malgré les tentatives de minimiser son impact par nos dirigeants politiques et leurs thuriféraires. Mais, comme le disait le sage chinois Lao Tseu : « Quand les gros maigrissent les maigres meurent ».    Cette crise affecte les Africains et les  Burkinabè en particulier. Malheureusement, devant cette situation, très peu de voix, notamment au niveau des intellectuels burkinabè se font entendre pour éclairer le peuple et contribuer aux débats d’idées nécessaires au progrès de toute société.

Comme l’a souligné Norbert N. Ouendji du journal Le Messager dans son éditorial du 4 mai 2006 : « Tout se passe comme si l'Afrique, enfoncée dans le présent et étranglée par les impératifs de la survie, n'avait plus guère le temps de penser. Pis, on dirait que ses intellectuels – artistes, chercheurs, universitaires, romanciers, hommes et femmes de culture – n'ont rien à se dire, encore moins à dire au monde. Du reste, comment nier le fait que les intellectuels africains éprouvent d'énormes difficultés à dialoguer entre eux ? Très souvent, la liberté intellectuelle faisant défaut et, les structures et institutions destinées à accueillir la pensée n'existant presque pas, ils ont plus de chances de s'exprimer à l'étranger que dans leurs propres pays. Pourtant, la nécessité d'une pensée neuve et critique sur les transformations en cours sur le continent n'a jamais été aussi impérieuse qu'en ces temps de crise et de blocage. Celle-ci, heureusement, est déjà en cours, fragile il est vrai, mais pleine de promesses également. Souvent, elle surgit de lieux souterrains, et est le fait d'acteurs sociaux inattendus. Force est cependant de reconnaître qu'elle est encore le fait d'individualités trop isolées pour "faire masse" ».

Il est donc impérieux que les intellectuels, créateurs, romanciers, artistes, travailleurs de l'esprit et producteurs de culture, s’implique dans cet exercice de production de sens pour apporter, sans prétention aucune, leur contribution au progrès de notre pays. Par leur capacité d'analyse et leurs idées, ils peuvent apporter une contribution significative au progrès, à l’évolution des idées et à l'épanouissement intellectuel des jeunes.

Les intellectuels burkinabè doivent renouveler leur regard sur la vie et la façon dont le monde est géré

Dans l’histoire de l’humanité, on peut constater que ceux qui développent  et cultivent la réflexion, la liberté de penser et de s’exprimer l’emportent, à la longue, sur ceux qui l’étouffent ou la négligent comme c’est souvent le cas en Afrique. C’est cette faculté de penser et de concevoir qui fournit une base ferme à notre autonomie et à l’égalité avec les autres. C’est donc grâce à elle que l’homme s’élève et se donne d’autres alternatives possibles, qu’il les compare, les confronte afin de comprendre et maîtriser leurs réalisations ; qu’il accroît son savoir et partant son pouvoir de prévoir et d’agir sur les choses ; d’élaborer des projets en limitant considérablement ses tâtonnements et ses risques d’erreurs.

En définitive, l’acquisition du savoir et de la connaissance doit amener l’homme à augmenter son emprise sur le réel et améliorer sa condition dans le monde. Cela est aussi valable pour les Etats et les peuples car le niveau de développement de la pensée et le degré de savoir atteint par un peuple ou dans un pays culmine avec l’affirmation de la puissance de ce peuple ou de ce pays. C’est pourquoi on peut avancer avec certitude qu’un des handicaps majeurs du Burkina Faso et même du continent africain se situe au niveau de l'insuffisante créativité intellectuelle de ses fils. En effet, il se produit et se diffuse, à partir de notre pays et de notre continent, trop peu d'idées et de valeurs culturelles.

On a l’impression que les intellectuels, principalement commis à cette tâche, ne semblent pas être à même d’affirmer la présence effective de l'Afrique à la Bourse Mondiale des Idées et des Valeurs. On peut d'ailleurs constater à ce propos une nette régression par rapport à la génération des pionniers de l'indépendance, qui avaient compris, au point d'en faire un slogan, la nécessité claironnée, aujourd’hui, à longueur de discours, de « penser par soi-même et pour soi-même ». Ils s'étaient faits les chantres d'un nationalisme culturel qui avait certes, en son temps, pu paraître suspect à certains intellectuels, mais qui s'était traduit par un effort d'originalité culturelle et de créativité, dont les résultats peuvent, d'autant plus, susciter notre fierté qu'ils sont universellement reconnus comme une contribution de qualité à l'enrichissement du patrimoine intellectuel mondial.

On peut citer, entre autres, des monuments comme l’Osageyfo, le Docteur Francis Koffi Kwame N’krumah, le Professeur Cheikh Anta Diop, le Mwalimu Julius Nyéréré, le, le  traditionnaliste, le Sage Amadou Hampâté Ba, l ‘Historien Joseph Ki Zerbo, l’écrivain Chinua Achebe, etc. Aujourd’hui, on a l’impression d’assister à une rupture de la réflexion chez nos élites  intellectuelles. Pourtant, il est un fait qu’à chaque période de l'histoire d'une société, correspond une série de secousses et de conflits plus ou moins perceptibles qui parcourent le champ social et culturel. Cela se conjugue souvent, avec un ensemble de questions décisives que l'on ne parvient pas encore à formuler distinctement, mais qui doivent pourtant être posées si de profondes transformations doivent avoir lieu. Il s’agira pour les intellectuels burkinabè de débusquer ces questions et de travailler à leur émergence en tant que questions critiques pour l'avenir ?

Mais quelles sont ces questions et interrogations ?

Il convient d’abord de souligner ici que les préoccupations et les interrogations des intellectuels burkinabè rejoignent fondamentalement celles de leurs homologues de l’ensemble du continent avec, il est vrai, des spécificités inévitables. Ainsi, depuis les années 1960, à la suite de leurs aînés précurseurs de la période coloniale, les élites intellectuelles d'Afrique ont pris l'habitude de poser régulièrement la question de la pertinence de leurs théories et de leurs pratiques sociales en regard des conditions politiques, économiques technologiques et scientifiques catastrophiques de notre continent.

Elles avaient compris que notre insertion dans l'espace discursif de l'Occident avait créé une situation de fait où notre pensée et notre réflexion se trouvaient engluées dans l'ordre occidental du monde ; dans un carcan de concepts, de pratiques et de schèmes de problématisation du réel qui déterminaient notre regard sur nous-mêmes. Au fond, il fallait oser un autre discours sur l'Afrique. Un discours capable de sortir des théories déjà élaborées ailleurs, en vue de comprendre notre situation à partir de l'Afrique elle-même et de ses propres pratiques discursives.

Par la suite, une deuxième génération d’intellectuels africains, (Fabien Eboussi Boulaga, le philosophe et théologien camerounais, peut être considéré comme un de ses dignes représentants) avait donné un éclairage très intéressant sur cette exigence de rupture au début des années 1980. Elle a clairement montré comment l'Afrique est appelée à repenser le cataclysme de sa défaite par rapport à l'Occident en se décomplexant de l'intérieur, en profondeur, pour assumer en toute responsabilité sa destinée historique et produire un discours délesté du mimétisme par rapport aux prétendus maîtres du monde.

Elle proposait que les africains développent une philosophie ancrée sur la volonté de maîtrise du réel sur la base des défis et des nécessités actuels qui sont les leurs, au lieu de prétende faire comme les « autres » et d'imiter constamment leurs discours. C’est aussi dans cette perspective que se situait la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) qui, à son 19e congrès tenu en décembre 1966, interpellait les étudiants et les intellectuels progressistes africains à l’intégration aux masses populaires afin de s’imprégner davantage de leurs traditions, de leurs langues et de leurs cultures, pour mieux les assimiler et se les approprier afin de s’arracher définitivement de la condition d’une « élite culturellement destructurée », de « blanc-noir » que l’école et l’éducation coloniales avaient pour mission de façonner chez les africains.

Elargissant le champ de la recherche et de la réflexion, l'égyptologie africaine contemporaine issue des travaux de Cheikh Anta Diop a indiqué la direction de la libération du discours et des propositions des intellectuels africains : la redécouverte des sources pharaoniques des humanités africaines. Dans le champ de l'économie politique, Samir Amin a proposé une « déconnexion » avec le système mondial qui étrangle l'Afrique, en vue d'une invention de nouvelles perspectives de production et de distribution des richesses. Se situant dans la même logique, le professeur Joseph Ki-Zerbo a constamment plaidé pour l'intégration des cultures africaines au développement technologique.

Se situant dans la même logique, le professeur Joseph Ki-Zerbo a constamment plaidé pour faire de la culture africaine le socle du développement scientifique et technologique. Pour lui, l'Afrique doit reconquérir son identité, afin de redevenir acteur du monde, elle qui a abrité les premiers hommes, puis la première civilisation de l'humanité, la civilisation égyptienne. « Sans identité - dit-il - nous sommes un objet de l'histoire, un instrument utilisé par les autres. Un ustensile ».

Enfin, avec les travaux de l’historien et politologue camerounais Achille Mbembé qui peut être considéré comme un authentique représentant de la nouvelle génération de penseurs africains, les intellectuels africains peuvent comprendre aujourd'hui que la rupture dont il s'agit ne doit s'opérer ni de manière traumatique ni de manière polémique. Cela signifie qu'il ne sert à rien que nous demeurions esclaves des traumatismes que nos sociétés ont subis dans nos relations avec l'Occident depuis cinq siècles. Cela veut dire également qu'il est stérile de toujours accuser le monde occidental d'être la cause de nos catastrophes au lieu de prendre à bras le corps les problèmes de notre destin aujourd'hui.

Actuellement, le champ de la réflexion des intellectuels africains a pour enjeu la mondialisation avec ses conséquences funestes et dramatiques sur l’Afrique dans sa forme actuelle. Mais, au-delà de la sphère économique, à laquelle elle ne saurait être réduite, la mondialisation se présente aussi comme un véritable catalyseur de transformation pour les cultures du monde. En effet, non seulement, elle provoque une mutation des identités nationales mais, aussi, elle entraîne un enrichissement réciproque des cultures à l’échelle de la planète.

Ainsi, bon gré mal gré, sommes-nous embarqués dans un monde d’échanges et de rencontres des cultures. Ce monde nous influence inéluctablement de nombreuses manières. Ce phénomène est donc à la base du foisonnement de  toute une production théorique qui est celle d'une Afrique, de plus en plus, concernée par son destin mondial et confrontée aux nécessités d'une réflexion de fond sur les conditions de son épanouissement.

C’est à ce niveau que doivent se déterminer et se positionner les intellectuels burkinabè soucieux de contribuer et de participer à une renaissance de la pensée et de l’action dans notre pays afin de se hisser au diapason de la marche de l’histoire et du monde tout en oeuvrant à favoriser une prise de conscience citoyenne au Burkina Faso.

On a l’impression, en effet, que beaucoup de nos compatriotes existent sans le savoir. Ils paraissent étrangers à leur propre conscience. Leur itinéraire ne leur appartient pas et leur destin se construit en marge d'eux-mêmes. On peut réaliser avec amertume que notre civilisation  a  perdu beaucoup de terrain et continue d’en perdre depuis un bon bout de temps. Aujourd’hui, il se dégage un sentiment désagréable que nous ignorons et ne nous préoccupons pas assez de notre sort et de notre destin. Or, tout comme les montagnes qui finissent par s'écrouler, les civilisations aussi s'évanouissent lentement si on ne leur insuffle pas assez d'énergie.

En définitive, nous sommes confrontés aux interrogations fondamentales suivantes : Comment changer les représentations que nous avons de nous-mêmes et des autres ? Quels citoyens burkinabè voulons-nous produire pour devenir enfin les sujets de notre propre histoire, et non simplement l'objet de nos fantasmes et de ceux des autres ? Quel dessein avons-nous pour notre société ? Quel doit être le mode d'emploi de notre vie ?

Ce questionnement interpelle les intellectuels burkinabè sur de nombreux axes de réflexion. Parmi ceux-ci deux s’imposent. Il s’agit des questions concernant la famille et le système éducatif. En effet, la famille et le système éducatif constituent, entre autres, les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Aujourd’hui dans notre société les relations au sein de beaucoup de familles, sinon même de la plupart des familles, n'aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté, ou à saisir les opportunités que la vie leur offrira. Ainsi, certains parents ne savent pas offrir à leurs enfants les choses les plus importantes pour leur développement, à savoir un amour inconditionnel et la confiance en eux-mêmes.

Beaucoup de jeunes grandissent dans des familles qui ne les préparent pas à assumer les deux principales responsabilités de la vie, à savoir établir une vraie relation de couple avec le conjoint pour former une famille stable, et élever des enfants en leur inculquant l'éthique du travail, les vertus de l'amour et du respect de l'autre. Au Burkina, même au sommet de la hiérarchie sociale, cette question est récurrente. En témoignent les frasques et les comportements délétères des rejetons de nombreux dignitaires et dirigeants de notre pays.

Quant au système éducatif, il n'a pratiquement pas changé depuis l'époque coloniale. Sa principale fonction est toujours de fabriquer des fonctionnaires semi-illettrés auxquels on délivre des parchemins purement décoratifs comme les médailles du Vieux Nègre Meka dans le roman de Ferdinand Oyono pour en faire des auxiliaires de la post-colonie avec comme conséquence le déclenchement progressif d’un processus de destruction, d’aliénation et d’acculturation. Cela est d’autant plus accentué que les techniciens commis à l’élaboration de nos programmes scolaires et universitaires se contentent souvent de recopier béatement les concepts qu'ils ont mal digérés lorsqu'ils préparaient leurs thèses dans les universités occidentales, notamment françaises.

Si nous parvenons à améliorer le fonctionnement de nos familles et le contenu du système éducatif, nous cesserons de vivre sans perspective précise et dans quelques décennies on se rendra compte avec joie que nos sociétés ont su se régénérer et organiser leur système de maintenance.

Les intellectuels burkinabè doivent travailler intensément à rehausser leur statut et leur fonction dans la société

Il y a un véritable problème quant à la définition du statut et de la fonction de l'intellectuel dans une société affamée où l’analphabétisme est si élevé comme la nôtre. En effet, qu’est-ce qu’un intellectuel au Burkina Faso et à quoi le reconnaît-on ? Les griots annalistes ou les artistes illettrés ou lettrés qui font du reggae ou du Rap dans les faubourgs de Ouagadougou dans l'espoir de changer la société burkinabè peuvent-ils être considérés comme des intellectuels ? Les diplômés au chômage dont le nombre augmente chaque jour dans les rues de nos principales villes sont-ils des intellectuels ? Les « grands professeurs », les « docteurs es machin », les « avocats et juristes » plus ou moins « aux ordres » qui, aujourd'hui encore, prescrivent l'obscurantisme sur nos chaînes de télévision nationales et dans nos médias sont-ils des intellectuels ?

Si l'intellectuel burkinabè existe, comment s'exprime-t-il et quels critères et cadres d'analyse doit-il utiliser pour cerner, évaluer et juger son engagement ? Qui sont-ils ces intellectuels pour avoir le droit de juger de l'engagement social d'autrui ? Qui sont-ils pour énoncer des hypothèses de bonheur social et prescrire une manière unique d'être burkinabè et une seule façon de voir ? L'intellectuel burkinabè a-t-il un devoir de participation à la gestion des affaires publiques ? A-t-il un devoir d'influence sur la direction que doit prendre le mouvement social ? Le cadre burkinabè est-il forcément plus « éclairé » que les populations au nom desquelles il parle ? Dispose-t-il de la légitimité et de la confiance nécessaires pour légiférer au nom de la nation toute entière? Ce sont là des questionnements auxquels il convient de répondre.

Généralement, on définit l’intellectuel comme une personne dont la profession ou l’activité est en relation étroite avec les choses de l’intelligence, de l’esprit ou qui a un goût prononcé pour les activités de l’esprit. Ainsi, on peut classer comme intellectuels tout ceux qui, à l’image des écrivains, des artistes, des griots annalistes, des religieux et coutumiers, des scientifiques, des philosophes, des juristes, etc., ont pour rôle de concevoir et mettre au point des théories, d’émettre de grandes idées, de réfléchir sur les phénomènes sociaux et de les éclairer. Mais, dans l’espace et le temps, ceux-ci ne se sont pas contentés de formuler des théories.

De par leurs aptitudes, ils sont apparus aussi comme ceux qui décèlent, posent les problèmes de la société et tentent d’y apporter des solutions tout en se donnant le rôle d’éclaireur et de gardien de l’éthique. On reconnaît enfin les intellectuels par leur intégrité et leur sens de dévouement pour le triomphe de la justice et la suppression des inégalités dans leurs sociétés. Au regard de cette large définition, on peut se demander si, au Burkina Faso, cette catégorie de citoyens joue suffisamment son rôle qui devrait consister à passer au crible les problèmes qui assaillent nos populations dans leur grande majorité et à proposer des projets prometteurs et pouvant conduire le pays vers son émancipation.

Finalement, un intellectuel est quelqu'un qui ambitionne de repousser les frontières des connaissances  dans le but de donner plus d'épaisseur à nos vies, ou de nous pousser à prendre nos responsabilités. Travaillant sur des idées, il met la réalité en concepts. Il confronte les orthodoxies et les dogmes au lieu de les produire et de les gérer. Il garde l'esprit ouvert et pose les questions les plus embarrassantes à la société et à lui-même.

Comment les intellectuels burkinabè peuvent-ils faire partager et assumer leurs questionnements et critiques par les citoyens ?

L’expérience historique de notre pays et sous d’autres cieux a montré que les lieux où s'exprime une critique intellectuelle novatrice ou transformatrice ne sont pas statiques. Ils ont évolué au rythme de notre histoire socio-politique. Pendant l'époque coloniale, ce sont surtout les syndicats, les mouvements d'étudiants comme la Feanf et l’Aevf ainsi que les partis politiques indépendantistes comme le RDA et le PRA à un moment donné, le MLN et le PAI, par la suite, qui hébergeaient la réflexion critique. Il y a eu ensuite l'euphorie des années soixante qui a vu beaucoup d'intellectuels burkinabè et africains francophones se laisser griser par les « indépendances ».

Ils se sont même endormis brutalement, comme sous une cure d'opium. Mais, vers la fin des années 1960 et surtout pendant la décennie 1970 ils se sont brutalement réveillés dans la douleur. Certains se sont alors réfugiés dans l’enseignement où ils pouvaient distiller une parcelle de leurs idéaux ou encore par le biais de « feuilles foudre ». D'autres ont continué de publier auprès de maisons d'édition comme Présence Africaine et Maspero, ou encore dans des revues académiques à l’extérieur. Des cercles de réflexion, et parfois même des groupes organisés et de nouveaux partis avant-gardistes ont vu le jour sans toutefois satisfaire les espoirs soulevés de manière durable.

Aujourd'hui, la critique intellectuelle la plus pointue est enfouie dans les journaux quotidiens, dans les blogs de l'Internet et dans quelques revues académiques ou de la société civile au tirage malheureusement quasi confidentiel. Il y a également quelques voix rauques et discordantes sur les campus universitaires ou à travers des publications dans des maisons d'édition dont les ouvrages sont malheureusement hors de prix. L'audience et l'impact de cette critique sont donc limités.

Pour être percutante, elle devrait investir les lieux de grande écoute comme les nouvelles chaînes de radios et de télévision, s'infiltrer dans les programmes scolaires et universitaires, et pactiser un peu mieux avec des vecteurs de communication populaires comme la presse écrite, le cinéma, la musique ou le théâtre. Sinon, elle continuera d'apparaître comme la triste rengaine d'intellectuels aigris, et donc comme une forme d'agitation exotique et destinée à l'autocélébration. Cette situation inconfortable des intellectuels leur vaut d’être taxés d’idéalistes et coupés de la réalité pratique. En fait, le véritable problème est de savoir si la critique intellectuelle et l’action pratique sont compatibles.

Critique intellectuelle et action pratique

Cette tension et ce questionnement existent dans toutes les sociétés. Le problème se pose avec plus d'acuité chez nous d'abord parce que la production intellectuelle tarde à se libérer de l'héritage intellectuel encombrant de la décolonisation. Rechignant à faire l'inventaire du nationalisme, nos élites intellectuelles restent, très souvent, prisonnières d'une dichotomie stérile : soit elles concentrent leurs efforts à hurler leur dépit à ceux qui nous ont longtemps opprimés, soit elles ambitionnent de séduire et impressionner leurs anciens professeurs et maîtres. Résultat : notre réflexion se détache rarement des contingences de la colère historique et du besoin de séduction.

Quant à ceux qui veulent faire de l'action directe, ils cèdent parfois à la superficialité et au mimétisme. En refusant le préalable d'une pensée endogène qui exprimerait les spécificités de nos terroirs et de nos peuples, ils reproduisent simplement les cadres mentaux et les schémas d'action en vogue en Occident. L'on crée, par exemple, des Ong dont l'objet, les statuts et les modes de fonctionnement sont calqués sur ce que l'on a vu ailleurs, notamment en Occident d’où provient, du reste, l’essentiel de leurs financements. Cela permet de se donner bonne conscience mais pas d'énoncer de manière profonde des solutions efficaces à nos problèmes.

Enfin, les intellectuels burkinabè évoluent trop souvent en solo. Enfermés dans leurs minuscules tours d'ivoire, ils communiquent rarement entre eux. Ils jouent chacun leur partition et apparaissent comme des farfelus si ce n’est des fous qu'on écoute par inadvertance, juste pour se distraire. Repus de leur gloire solitaire et dérisoire, ils se contentent de pérorer chacun dans son coin, comme des âmes damnées. Ils sont donc incapables de susciter le mouvement d'idées qui seul permettrait d'enclencher le type d'interrogations et de secousses sociales dont nous avons besoin.

Bien sûr, certains grands producteurs d'idées sont parvenus historiquement à initier le mouvement, à concilier une critique intellectuelle sophistiquée et l'action pratique. C'était le cas de Cheikh Anta Diop, qui avait même créé un parti politique non pas pour devenir Président du Sénégal mais pour promouvoir des idées. A la fin, il ne se présentait même pas aux élections. Il convient donc de s’interroger ici sur la question du rapport de l’intellectuel à la politique.

En effet, de grands intellectuels africains comme Kwamé Nkrumah, Julius Nyeréré, Amilcar Cabral, Alpha Omar Konaré, Joaquim Chissano, Abdoulaye Wade, Thomas Sankara, etc., entrés en politique, après des périodes plus ou moins longues de militantisme, ont accédé au pouvoir d’Etat en cristallisant autour d’eux les espoirs que leurs peuples avaient placés en eux. Mais, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances.

Certains ont personnalisé la lutte nationaliste et anticolonialiste sur le continent tout en participant à la gestion politique de leurs pays respectifs sans pour autant atteindre le but qu’ils s’étaient fixés au départ. D’autres se sont pratiquement égarés en politique. Cela montre bien que, même si sa façon d’être et de vivre reste caractérisée par une grande intégrité intellectuelle et par un refus total de la compromission, le danger qui guette l’intellectuel quand il entre en politique, c’est sa difficile reconversion au pouvoir d’Etat en tant que praticien.

Tirant leçon de cette réalité, il est grand temps que beaucoup plus d’intellectuels africains et particulièrement burkinabè se détachent, un peu, des milieux officiels pour se consacrer davantage à l’exploration d’autres domaines de l’univers social et culturel de leurs pays. Sinon, le risque de dérapage est très élevé car la nature et la qualité du rôle social et politique des intellectuels africains, comme au temps colonial, dépend, amplement, de la nature de leurs relations avec l’élite dirigeante.

En s’éloignant ainsi de leur véritable rôle social et politique, beaucoup d’intellectuels chez nous ne contribuent pas pleinement à l’émancipation de leur pays. Certes, on ne peut pas en déduire que les intellectuels  burkinabè ou africains ne peuvent pas s’adonner, de façon positive et constructive, à l’exercice de la politique pour le bonheur de leurs peuples. Mais, pour ce faire, il nous faut des intellectuels dotés d’une vision endogène, réfléchie et pensée des réalités socio-économiques et culturelles de leurs milieux. Des intellectuels débarrassés du complexe d’aliénation occidental et puisant leurs modèles dans la conscience et le patrimoine historiques et culturels profonds de leurs pays.

Des intellectuels qui sont aptes à exprimer la pensée de leurs peuples et à les conseiller, des intellectuels qui sont capables d’émettre une parole et d’exprimer des préoccupations qui dépassent leurs seules individualités pour atteindre l’universel. Comme l’a précisé le professeur Ki-Zerbo, avec force, les africains et particulièrement les intellectuels africains doivent répondre à ces deux questions essentielles : « qui sommes-nous ? » et « où allons-nous ?» préalables nécessaires pour se départir des logiques mimétiques afin de favoriser un « développement endogène » et une « renaissance du continent ».

En définitive, pour être utiles, nos intellectuels pourraient au moins établir des réseaux puissants de réflexion, d'échanges et d'action. Ils pourraient s'organiser de façon plus rigoureuse, créer des associations un peu plus dynamiques, et institutionnaliser des moments de rencontres sous la forme de symposiums ou de forums annuels où l'on discuterait des thèmes d'intérêt général, des grands chantiers de notre devenir. C’est l’objet même de ce texte qui ambitionne d’interpeller tous les intellectuels burkinabè intègres et patriotes pour qu’ensemble dans ces moments de blocage social et de manque de perspectives crédibles et mobilisateurs de la part de nos dirigeants, ils se regroupent pour servir de vecteur ou de tabernacle d’idées novatrices afin d’entraîner le sursaut nécessaire pour sortir de la fermeture sociale où nous nous acheminons actuellement.

Les intellectuels burkinabè doivent vaincre leur complexe et leur égoïsme pour sortir de l’instrumentalisation dont ils sont l’objet

Jean Ziegler disait que l’Afrique ressemble à un mendiant assis sur un sac d’or. Cette image colle très bien à la réalité chez nous ici au Burkina faso. Nos intellectuels devraient s’efforcer de faire prendre conscience de cette réalité au peuple. Il est temps pour eux de sortir de leur instrumentalisation et de leur égoïsme qui poussent nombre d’entre eux à la course effrénée pour accumuler, au lieu de travailler à se rendre utile à la société.

C’est la voie à suivre pour vaincre le complexe d’intellectuel qui les habite afin de s’assumer pleinement. En effet, beaucoup de cadres intellectuels chez nous n'ont jamais pu vaincre ce complexe de l'inutilité, ce déficit d'existence qui les pousse constamment à exiger que le peuple les prenne au sérieux. Ils passent leur temps à proclamer qu'ils ont étudié à l'étranger et que de ce fait, la société leur doit reconnaissance et rémunération. Certains, arrogants et imbus de leur personnalité, se caractérisent par des comportements excentriques et trainent des pratiques sociales détestables. Ces traits communs à beaucoup d’intellectuels de chez nous conduisent inévitablement à une réaction anti-intellectuelle chez les masses populaires.

Cet anti-intellectualisme s'explique d'abord par le fait que les burkinabè  ont tendance à confondre « intellectuels » et « diplômés » ce qui n'est pas la même chose. Beaucoup de ceux qui réclament bruyamment l'étiquette d' « intellectuels » le font surtout pour accéder à des positions de pouvoir. Certains rejoignent même les gouvernements qu'ils n'ont cessé de critiquer, et en deviennent les serviteurs les plus zélés. Le public n'est évidemment pas dupe de ces caméléons qui font de la transhumance politique. Une autre explication de la méfiance qui existe à l'égard de ceux que l'on appelle souvent abusivement les « intellectuels » est le fait qu'ils reproduisent, de façon mimétique, les rudiments de ce que l'école coloniale et post-coloniale leur a appris.

Ce faisant, ils nous proposent des représentations de nous-mêmes qui ne nous aident pas à conceptualiser efficacement nos problèmes. L’on s’aperçoit alors que l'oppression a vraiment laissé de larges cicatrices dans l'âme de beaucoup d'intellectuels chez nous. Même lorsqu'ils croient s'être émancipés, ils demeurent sans le savoir prisonniers des fantasmes des autres. Ils ne se valorisent que dans le regard de l'autre, du maître. Ils n'existent qu'à l'échelle du mépris dont ils sont l'objet. Ils ont tellement intégré l'humiliation qu'ils abdiquent leur humanité, parfois même sans en être pleinement conscients.

Si nous voulons sortir de la crise du regard dont a souvent parlé Jean-Marc Ela, nous devons engager un débat vigoureux sur le regard que nous portons sur nous-mêmes car, à plusieurs égards, les représentations de soi déterminent la manière dont on conçoit la réalité. Chacun de nous est, en fin de compte, ce qu'il croit être ou ce que les autres l'ont convaincu d'être.

En guise de conclusion

On peut dire que l'une des grandes insuffisances des intellectuels africains et particulièrement burkinabè pendant ce dernier quart de siècle est d'avoir privilégié une certaine critique politique des réalités vécues exclusivement centrée sur le pouvoir politique, notamment sur les dirigeants et leurs abus tout en négligeant la complexité du pouvoir en général, mais aussi les autres domaines de la vie des hommes. Cependant, même s’il est évident que le vrai changement est celui de l'homme lui-même, et qu’on ne saurait nullement se limiter à des discours sur le fonctionnement du politique, faut-il contourner ou oublier les pouvoirs autoritaires africains, et se concentrer sur la société africaine uniquement ?

Dans nos pays où l'ombre de l'Etat écrase tout, où le secteur privé est embryonnaire ou alors otage de quelques lobbies ayant pignons sur rue et où la société civile est étouffée, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une discussion du rôle du pouvoir politique, de l'optimalité de ses fonctions et de sa responsabilité. Mieux, avec le phénomène de la mondialisation qui rend extrêmement rude les conditions du peuple tout entier et devant la quasi indifférence des dirigeants politiques préoccupés à assurer leur pérennité, la critique politique est d’une absolue nécessité. Nous ne pouvons pas nous taire face à de telles situations simplement par crainte d'être accusés de privilégier la critique politique.

L'intellectuel n'est pas synonyme d'universitaire, de chercheur ou de porteur de diplôme. Le Burkina Faso et l'Afrique ont produit de nombreux intellectuels dignes de ce nom qui n'ont jamais su ni lire, ni écrire dans les langues occidentales. Le diplôme ne suffisant pas et l'habit ne faisant pas le moine, l'intellectuel se définit moins comme une fonction, un statut que comme un engagement social envers la société et la capacité de communiquer avec elle, de saisir son propre message et de le reformuler.

L'intellectuel devient la voix de son peuple, plus spécialement de l'immense majorité des « sans voix ». Il n'a pas droit au silence. Aujourd’hui, si le Burkina et l'Afrique se portent mal, ce n'est pas plus à cause de la fuite de quelques cerveaux vers d'autres cieux que de la domestication, du lynchage intellectuel et de la « prostitution » de plusieurs milliers d'autres restés sur le continent.

Evidemment, nul ne peut nier la présence sur le territoire national de personnalités importantes, qui ont mené ou mènent encore des luttes courageuses, parfois au péril de leur vie, pour faire triompher les causes les plus diverses. Notons toutefois qu’au Burkina comme ailleurs, les intellectuels ne forment pas un ensemble homogène d’autant plus qu’il ne s’agit pas ici de restreindre le statut de l’intellectuel à la fréquentation d’une université et à la production de savoirs. En effet, dans un monde de plus en plus mondialisé, la production des savoirs s’est atomisée et les capacités d’analyse critique de l’ordre politique, économique ou social se trouvent aussi en dehors des structures institutionnelles.

En plus, comme l’a souligné Raymond Aron dans « L’opium des intellectuels », la qualité d’intellectuel varie dans le temps et l’espace. Alors que l’engagement politique fut pendant longtemps au centre de l’activité des intellectuels africains, la génération actuelle ne s’inscrit pas tout à fait dans la même démarche. En effet, pour les intellectuels de la période d’avant les indépendances, jusque dans les années 1970, la lutte contre la colonisation, tout comme l’affirmation et la reconnaissance de l’identité africaine étaient au cœur de leur engagement. Outre les circonstances historiques particulières de cette époque, l’une des raisons du grand écho rencontré par ces intellectuels réside dans ce combat commun qu’ils menaient contre la domination.

D’où l’émergence d’une immense solidarité fondée certes sur l’idée d’une identité africaine conçue comme « monolithique » et sacrée, alors qu’il est admis aujourd’hui que, comme toutes les identités collectives, cette identité africaine s’inscrit dans des dynamiques complexes, qui la rendent très diverse, voire éclatée. C’est pourquoi cette adresse aux intellectuels burkinabè les interpelle au sujet de leur rôle individuel et collectif dans la lutte de notre peuple pour sa libération totale et sa reconstruction à l'ère de la mondialisation.

Elle vise à les interpeller pour une contribution majeure à la réflexion sur l’avenir de notre pays et au-delà de l’Afrique noire ; ce qui requiert un réveil du nationalisme et du panafricanisme, ainsi qu'un plus grand engagement. C’est là que se situe le plus difficile car il s’agira de contribuer à la construction d’une société inspirée des valeurs éthiques auxquelles chacun dit adhérer, et abandonner les habitudes et les mentalités dans lesquelles tout le monde s'est longtemps endormi.



29/04/2011
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