Conscience Nègre

Conscience Nègre

L'exception de citoyenneté

 

Pour une exception de citoyenneté

Par William Bourdon, avocat et président de Sherpa[i]

 
Nous voyons, de plus en plus chaque jour, que la colère et l’indignation conduisent des citoyens à se mettre en travers de l’application de la loi dès lors qu’elle conduit à porter atteinte à des droits fondamentaux. C’est pourquoi il faut se demander si on ne devrait pas réfléchir à l’existence d’un nouveau «fait justificatif» qui pourrait être invoqué par ceux qui, s’opposant dans des circonstances exceptionnelles à l’application de la loi, pourraient être exonérés de toute sanction en invoquant une «d’exception de citoyenneté». Evoquer l’exception de citoyenneté conduit à la nécessité de décriminaliser les dispositions du code pénal qui répriment les actions de solidarité en faveur de ceux dont la dignité est foulée au pied. En droit, le fait justificatif permet aux individus qui sont poursuivis d’obtenir une exonération de la loi pénale. Ce sont la légitime défense, l’état de nécessité et l’ordre de la loi. L’état de nécessité a été invoqué par les «faucheurs volontaires» d’OGM. Si José Bové et ses amis ont pu obtenir la relaxe en première instance, la Cour de cassation a estimé que l’état de nécessité avait été invoqué de façon excessive, les renvoyant dans les cordes du Parlement, seul habilité à changer la loi.

Cette question s’impose aujourd’hui parce que la société française devient de plus en plus sécuritaire, le législateur est convoqué pour voter en urgence des lois en réaction à des faits divers, le pouvoir législatif devient la caisse de résonance du discours de la peur. En contrepoint, certains opposent une résistance citoyenne parce que la mise en œuvre de certaines lois conduit à de graves atteintes à la dignité de l’homme. Elle s’impose parce que des citoyens vivent douloureusement le sentiment d’une impasse absolue, aggravée par le discrédit de la parole publique, ce qui conduit à des actions parfois proches de la rébellion. En toile de fond de cette exception de citoyenneté, il y a un thème plus large, aussi ancien que la démocratie, celui de la désobéissance civile. C’est une question complexe parce que, évidemment, il n’y a pas de démocratie s’il n’y a pas d’obéissance des citoyens à la loi commune. Et cette loi doit prévaloir sur les objections morales que les citoyens pourraient opposer, faute de quoi ce ne serait plus la démocratie mais l’anarchie qui régnerait. Le droit doit toujours prévaloir sur la conscience et sur le nombre. A cela cependant, ceux qui ont théorisé le principe de la désobéissance civile opposent des idées très simples. 1) Le citoyen ne doit pas abdiquer sa conscience au législateur parce que les gens les mieux intentionnés peuvent parfois être injustes. 2) Le principe de légalité ne suffit pas à fonder la légitimité. Citons Martin Luther King : «Il y a deux sortes de lois, les lois justes et les lois injustes. Je suis le premier à préconiser l’obéissance aux lois justes, c’est une responsabilité morale aussi bien que légale. Or, cette même responsabilité morale, la même que celle qui commande d’obéir à la loi nous commande de désobéir aux lois injustes. Et quiconque enfreint une loi injuste doit le faire ouvertement, avec ferveur et la volonté d’en accepter les conséquences. Je soutiens qu’un homme qui refuse d’adhérer à une loi lui paraissant injuste en son âme et conscience et qui se soumet de plein gré à la peine de prison afin d’en démontrer la justice à ses concitoyens, exprime, en agissant ainsi, son très grand respect pour la loi.»La meilleure façon de dire son respect pour la démocratie et la loi est parfois d’y désobéir.

Celui qui, en responsabilité, peut désobéir à la loi n’est pas un délinquant. L’expression de «dissident» paraît plus adaptée. On sait bien que le devoir d’une obéissance inconditionnelle à la loi peut conduire aussi à une forme d’irresponsabilité. Bernanos a écrit : «Il faut beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre.» Face à la menace de l’arbitraire, c’est la résistance citoyenne qui peut être le bouclier de la loi et de la démocratie. Face à la tyrannie, de grands textes depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ont institué le droit sinon le devoir de résister à l’oppression. Une déclinaison étant le droit de résister à l’ordre manifestement illégal, la traduction de ce droit collectif de résister face à la tyrannie à l’échelon individuel. C’est le statut de Nuremberg qui, pour la première fois, a affirmé que le fait qu’un accusé ait agi conformément aux ordres d’un supérieur hiérarchique ne suffit pas à le dégager de sa responsabilité. Le tribunal a créé une jurisprudence universelle reconnaissant non seulement le droit mais aussi le devoir du citoyen de désobéir à des ordres dont l’exécution porte atteinte au respect des droits de l’homme, quelle que soit la fonction de ce citoyen. C’est la question de l’obligation de désobéir à un ordre manifestement illégal.

Une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et certaines décisions de la Cour de cassation devraient pouvoir offrir aux citoyens européens et donc français la possibilité de se mettre en travers de la loi ou d’un règlement lorsque leur mise en œuvre conduit à la violation de principes fondamentaux. Les juges prennent en compte le fait que les citoyens deviennent si légitimes, dans des cas de nécessité absolue, à être les défenseurs des principes protecteurs de la dignité de l’homme, que cette légitimité prévaut sur le principe d’obéissance à la loi. L’exception de citoyenneté consiste à invoquer devant le juge, pour justifier d’une transgression de la loi, le fait que sa mise en œuvre conduit à violer un intérêt supérieur à la loi.

Le règlement général des armées permet aux subordonnés de refuser d’exécuter l’ordre prescrivant l’accomplissement d’un acte manifestement illégal ou contraire aux conventions internationales. Le statut général des fonctionnaires dispose que celui-ci est délié de l’obligation d’obéir à son supérieur lorsque l’ordre est manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement l’intérêt public. Le code de déontologie de la police nationale dispose que les fonctionnaires de police ont un devoir de désobéissance quand l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre un intérêt public. La loi française oblige à refuser d’obéir à un ordre manifestement illégal. Cela s’est traduit dans la jurisprudence d’une façon définitive dans l’arrêt du 13 janvier 1997 - arrêt Papon -, Papon ayant invoqué le fait qu’il n’avait fait qu’obéir à l’ordre qui lui avait été donné. Cela a été appliqué plus discrètement par la Cour de cassation récemment dans l’affaire «des écoutes de l’Elysée». Les fonctionnaires poursuivis avaient invoqué le fait qu’ils ne pouvaient refuser de mettre en place le système de surveillance puisque les ordres venaient de l’administration. Ils ont été déboutés de cet argument qui est un encouragement à la lâcheté. Il y a sous nos yeux d’autres exemples de ces batailles citoyennes. Les membres du Réseau Education sans frontières (RESF) se sont opposés à l’expulsion d’élèves étrangers au prix de poursuites judiciaires. Certains inspecteurs du travail ont refusé de se faire des auxiliaires de la police en faisant la chasse aux salariés victimes de travail illégal, des agents de l’ANPE ont refusé de radier des chômeurs, des agents EDF ont rétabli le courant… Tous ont été condamnés.

Demain, un officier de police judiciaire qui refuserait d’appliquer un règlement dès lors qu’il serait conduit à infliger des traitements dégradants à un gardé à vue devrait pouvoir opposer une exception de citoyenneté, nouvelle forme citoyenne du droit de résister à l’oppression, nouvelle déclinaison du devoir de résister à un ordre manifestement illégal.

L’exception de citoyenneté pourrait trouver sa place dans notre code pénal, ce serait un état de nécessité éthique permettant au juge d’exonérer tout agent public ou privé de sa responsabilité pénale dès lors que, par son action, il aurait tenté d’empêcher une atteinte à la dignité humaine. Devant nous se dessinent de nouvelles déclinaisons du citoyen du monde. C’est un citoyen effrayé, parfois terrorisé, un citoyen marchand et marchandisé. Il doit aussi être un citoyen éthique, celui qui, sommé d’agir par l’extrême gravité de la violation d’un principe universel supérieur, estime impérieux de braver la loi.

Notre propos est d’ouvrir un chantier qui reste à écrire. A ceux qui objecteraient que c’est trop demander aux juges, n’oublions pas que, précisément, ce qui leur est demandé, c’est d’arbitrer de façon parfois complexe et insatisfaisante, mais d’arbitrer quand même, entre des principes dont la hiérarchie peut être mouvante. Ils sont aussi le reflet de l’état de nos contradictions, et c’est pour cela aussi qu’ils sont les gardiens de la loi et de l’intérêt général.

Source : Libération

 



[i] Le Sherpa est une organisation à but non-lucratif créée en 2001 dont l'objet est de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques



29/08/2011
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