Conscience Nègre

Conscience Nègre

La sagesse et la question linguistique en Afrique noire

Remarques sur la culture


La sagesse et la question linguistique en Afrique noire


Amadou Hampaté Bâ


Sylla Yoro. Question 1. Votre nom est désormais lié à une phrase que les intellectuels ont l'habitude de citer au cours de leurs conversations : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. » Voulez-vous développer, pour nos lecteurs, cette image ?
Amadou Hampaté Bâ : Lorsque je fus nommé membre du Conseil exécutif de l'Unesco, je me suis donné pour objectif de parler aux Européens de la tradition africaine en tant que culture. La chose était d'autant plus difficile que, dans la tradition occidentale, on a établi une fois pour toutes que, là où il n'y a pas d'écriture, il n'y a pas de culture ; à telle enseigne que lorsque j'ai proposé pour la première fois de tenir compte des traditions orales comme sources historiques et sources de culture, je n'ai provoqué que des sourires. D'aucuns même demandaient avec ironie quel profit l'Europe pourrait bien tirer des traditions africaines ! A un interlocuteur qui me demandait un jour : « Que pourrait donc nous apporter l'Afrique ? » je me souviens avoir répondu : « Le rire, que vous avez perdu. » Peut-être bien pourrait-on ajouter aujourd'hui : une certaine dimension humaine, que la civilisation technologique moderne est en train de faire disparaître. Le fait de n'avoir pas d'écriture ne prive pas pour autant l'Afrique d'avoir un passé, et une connaissance. Comme le disait mon maître Tierno Bokar : « L'écriture est une chose et le savoir en est une autre. L'écriture est la photographie du savoir, mais elle n'est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l'homme. Il est l'héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu'ils nous ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine. »
Bien entendu, cette connaissance héritée et transmise de bouche à oreille peut soit se développer, soit s'étioler. Elle se développe là où existent des centres d'initiation et des jeunes gens pour recevoir la formation. Elle se perd partout où l'initiation disparaît.
La connaissance africaine est immense, variée, et concerne tous les aspects de la vie. Le « connaisseur » n'est jamais un « spécialiste ». C'est un généraliste. Le même vieillard, par exemple, aura des connaissances aussi bien en pharmacopée, en « science des terres » (propriétés agricoles ou médicinales des différentes sortes de terre), en « science des eaux », qu'en astronomie, en cosmogonie, en psychologie, etc. On peut parler là d'une « science de la vie », la vie étant conçue comme une unité où tout est relié, interdépendant et interagissant.
En Afrique, tout est « Histoire ». La grande Histoire de la vie comporte des sections qui seront, par exemple :

 

l'Histoire des terres et des eaux (la géographie)

l'Histoire des végétaux (la botanique et la pharmacopée)

l'Histoire des « fils du sein de la terre » (la minéralogie)

l'Histoire des astres (astronomie, astrologie)

l'Histoire des eaux, etc.


Ces connaissances sont toujours concrètes et donnent lieu à des utilisations pratiques.
Dans l'ordre des connaissances, on commence « par en-bas », c'est-à-dire par les êtres et les choses les moins développés ou les moins animés par rapport à l'homme, pour remonter jusqu'à l'homme. La terre, considérée comme « nombril » du monde, est l'habitat principal des trois sortes d'êtres, ou trois modes de manifestations de la vie :  Au bas de l'échelle, on trouve les êtres inanimés, dits « muets », dont le langage est considéré comme occulte, étant incompréhensible ou inaudible pour le commun des mortels. C'est le monde de tout ce qui est contenu à la surface de la terre (sable, eau, etc.) ou en son sein (minéraux, métaux, etc.).
Viennent ensuite les êtres « animés immobiles ». Il s'agit des vivants qui ne se déplacent pas. Ce sont les végétaux, qui peuvent étendre et déployer leurs bras dans l'espace, mais dont la tige ou le tronc ne peut se mouvoir. Enfin, les « animés mobiles », qui vont du plus minuscule des animaux jusqu'à l'homme, en passant par toutes les classes d'animaux.
Chacune de ces catégories se trouve elle-même subdivisée en trois groupes.

 Parmi les inanimés muets, on trouve :


les inanimés solides
 
les inanimés liquides
 
les inanimés gazeux (littéralement : « fumants »).
 
Parmi les animés immobiles, on trouve
 
les végétaux rampants
 
les végétaux grimpants
 
les végétaux à station verticale, qui constituent la classe supérieure.


Les animés mobiles comprennent :


les animaux terriens (parmi lesquels les animaux sans os, tels que vers, etc., et les animaux avec os)
 
les animaux aquatiques
 
les animaux volants.


Ces neuf classes d'êtres constituent des périodes d'enseignement spécifiques, mais qui ne sont pas forcément successives ou progressives. L'enseignement est en effet lié à la vie et dispensé au gré des circonstances qui se présentent. Si, par exemple, un serpent jaillit tout à coup des broussailles, ce sera l'occasion, pour le vieux maître, de donner une leçon sur le serpent. Selon que son auditoire sera constitué d'enfants ou d'adultes, il orientera différemment son discours. Il pourra parler des légendes du serpent, ou des remèdes qui peuvent guérir sa morsure. S'il est entouré d'enfants, il s'étendra plus volontiers sur les méfaits du serpent, pour leur apprendre à s'en méfier. L'étude de la terre, des eaux, de l'atmosphère et de tout ce qu'elles contiennent en tant que manifestations de vie, constitue l'ensemble des connaissances humaines, légué par la tradition. Mais la plus grande de toutes les « histoires », la plus développée, la plus signifiante, c'est l'histoire de l'homme lui-même, qui se trouve au sommet des « animés mobiles ». C'est la connaissance de l'homme et l'application de cette connaissance dans la vie pratique qui fait de l'homme un être « supérieur » dans l'échelle des vivants. Alors seulement peut-on dire qu'il est dans l'état de « neddhaaku » (peul) ou de « maayaa » (bambara), c'est-à-dire dans l'état d'homme complet. L'histoire de l'homme comprend, d'une part, les grands mythes de la création de l'homme et de son apparition sur la terre, avec la signification de la place qu'il occupe au sein de l'univers, le rôle qu'il doit y jouer (essentiellement un rôle axial d'équilibre) et sa relation aux forces de vie qui l'entourent et qui l'habitent , elle comprend, d'autre part, l'histoire des grands ancêtres, les innombrables contes éducatifs, initiaques ou symboliques et, enfin, l'histoire tout court, avec les grandes traditions royales, les chroniques historiques, les épopées, etc. La tradition transmise oralement est si précise et si rigoureuse que l'on peut, avec divers recoupements, reconstituer les grands événements des siècles passés dans les moindres détails, notamment la vie des grands Empires ou des grands hommes qui ont illustré notre histoire. C'est notamment en me basant sur les diverses traditions orales que j'ai pu reconstituer l'histoire de l'Empire peul du Macina au XVIIIe siècle. Ce sont également ces recoupements des traditions orales qui ont permis à mon ami Boubou Hama, du Niger, de fournir sa volumineuse production sur l'histoire et les connaissances traditionnelles des peuples africains. Dans les civilisations orales, la parole engage l'homme, la parole est l'homme. D'où le respect profond des récits traditionnels légués par le passé, dont il est permis d'embellir la forme ou la tournure poétique, mais dont la branche reste immuable à travers les siècles, véhiculée par une mémoire prodigieuse qui est la caractéristique même des peuples à tradition orale. Dans la civilisation moderne, le papier s'est substitué à la parole. C'est lui qui engage l'homme. Mais peut-on dire en toute certitude, dans ces conditions, que la source écrite est plus digne de confiance que la source orale, constamment contrôlée par le milieu traditionnel ?

Il n'est pas inutile de préciser ici qu'en Afrique, au côté visible et apparent des choses, correspond toujours un aspect invisible et caché qui en est comme la source ou le principe. De même que le jour sort de la nuit, toute chose comporte un aspect diurne et un aspect nocturne, une face apparente et une face cachée. A chaque science apparente correspondra donc toujours une science beaucoup plus profonde, spéculative et, peut-on dire, ésotérique, basée sur la conception fondamentale de l'unité de la vie et de l'inter-relation, au sein de cette unité, de tous les différents niveaux d'existence. Il y a là un domaine qui, pour être moins immédiatement exploitable, n'en mérite pas moins d'être approfondi et exploré avant que les derniers dépositaires de cette science ne disparaissent. Comme nous l'avons vu, la connaissance africaine est donc une connaissance globale, une connaissance vivante, et c'est pourquoi les vieillards qui en sont les derniers dépositaires peuvent être comparés à de vastes bibliothèques dont les multiples rayons sont reliés entre eux par d'invisibles liens qui constituent précisément cette « science de l'invisible », authentifiée par les chaînes de transmission initiatique. Jadis, cette connaissance se transmettait régulièrement de génération en génération, par les rites d'initiation et par les différentes formes d'éducation traditionnelle. Cette transmission régulière s'est trouvée interrompue du fait d'une action extérieure, extra-africaine : l'impact de la colonisation. Celle-ci, venant avec sa supériorité technologique, avec ses méthodes et son idéal de vie propres, a tout fait pour substituer sa propre façon de vivre à celle des Africains. Comme on ne sème jamais dans la jachère, les puissances coloniales ont été obligées de « défricher » la tradition africaine pour pouvoir y planter leur propre tradition.
L'école occidentale a donc d'abord commencé par combattre l'école traditionnelle africaine et à pourchasser les détenteurs des connaissances traditionnelles. C'était l'époque où tout guérisseur était jeté en prison comme « charlatan » ou pour « exercice illégal de la médecine »... C'était aussi l'époque où l'on empêchait les enfants de parler leur langue maternelle, afin de les soustraire aux influences traditionnelles. A telle enseigne qu'à l'école, l'enfant qui était surpris en train de parler sa langue maternelle se voyait affublé d'une planchette appelée « symbole » sur laquelle était dessinée une tête d'âne, et se voyait privé de déjeuner...
Les graines de cette nouvelle tradition, une fois semées, ont crû et porté des fruits. C'est pourquoi la jeune Afrique, née de l'école occidentale, a plutôt tendance à vivre et à penser à l'européenne, ce qu'on ne saurait lui reprocher, car elle ne connaît que cela. L'élève vit toujours selon les règles de son école. A l'époque coloniale, la transmission initiatique, qui se faisait jadis au grand jour et d'une manière régulière, dut se réfugier dans une sorte de clandestinité. Petit à petit, l'éloignement des enfants de leurs familles a fait que les vieillards n'ont plus trouvé autour d'eux les jeunes gens susceptibles de recevoir leur enseignement. L'initiation sortit peu à peu des cités pour se réfugier dans la brousse. Mais le dernier coup lui fut porté par l'avènement de l'indépendance sur la base d'idées et d'idéologies exclusivement européennes. Alors que le colonialisme, en effet, suscitait des réserves et pénétrait peu en brousse, ces mêmes idées européennes, véhiculées par les partis politiques modernes, ont mobilisé les masses jusque dans le moindre recoin de brousse, de telle sorte que la transmission ne trouve presque plus de terrain où s'exercer. A une époque où divers pays du monde, par l'intermédiaire de l'Unesco, consacrent argent et efforts pour sauver les grands monuments de Nubie menacés par les eaux du barrage d'Assouan, n'est-il pas plus urgent encore de sauver le prodigieux capital de connaissances et de culture humaine accumulé au cours des millénaires dans ces fragiles monuments que sont les hommes, et dont les derniers dépositaires sont en train de disparaître ? De nos jours, du fait de la rupture dans la transmission traditionnelle, quand l'un de ces sages vieillards disparaît, ce sont toutes ses connaissances qui s'engloutissent avec lui dans la nuit. Et je ne souhaite cela ni pour l'Afrique, ni même pour l'humanité.

 

Question 2. L'un des problèmes essentiels qui se posent à l'Afrique actuelle est le problème linguistique. Vous êtes l'un des rares écrivains du Soudan et du Sahel occidentaux à parler et à écrire parfaitement votre langue maternelle : le fulfulde. Parlez-nous un peu des problèmes concernant l'écriture de cette langue et des langues africaines en général.
On ne sait pas exactement depuis combien de temps le peul est écrit en caractères arabes. Cette écriture cependant n'était pas systématisée. Une étude linguistique, à la manière occidentale, n'avait pas été faite au préalable afin de fixer pour chaque phonème un caractère précis, de telle sorte que l'écriture variait avec chaque région, quand ce n'était pas avec chaque marabout, chacun adoptant son propre système d'alphabétisation pour certains phonèmes. Il en résultait qu'un compositeur ou écrivain n'ayant pas son texte bien en tête ne pouvait plus se au bout de six mois ! La seule exception connue est celle du Fouta Djalon où, grâce à une longue pratique de l'écriture, on arrivait à peu près à se relire, quoique avec difficulté.
Avant de commencer à servir à l'I.F.A.N., à Dakar, où j'eus à me pencher sur ces problèmes, j'avais eu des contacts avec des linguistes tels que le colonel Figaret,  Gilbert Vieillard et Gaden, qui étaient de grands « foulanisants », c'est-à-dire des spécialistes de la langue peule. Mais chacun d'eux avait sa manière propre de transcrire cette langue, et les systèmes différaient encore selon que l'on avait affaire à des professeurs français ou anglais.
Dès cette époque, j'ai toujours eu à coeur d'oeuvrer de manière que toute l'Afrique disposât, pour chaque idiome donné, d'un alphabet approprié, élaboré en tenant compte des progrès linguistiques accomplis par les spécialistes européens. La grande difficulté, pendant longtemps, tint au fait que l'éducation nationale coloniale n'était pas favorable au maintien des langues ethniques et qu'elle appliqua tous ses efforts à y substituer sa propre langue. Nous avons indiqué, dans la réponse précédente, le sort que subissaient les enfants des écoles surpris en train de parler leur langue maternelle... Cette pratique paternaliste a finalement comporté un aspect pratique hautement bénéfique pour l'Afrique. En effet, aucune langue africaine n'aurait pu être imposée à l'ensemble des peuples africains en tant que langue unique, les rivalités tribales étant encore trop prononcées. Un Bambara, par exemple, ne saurait pour rien au monde adopter la langue peule comme langue de culture, et inversement car, pour chacun de ces peuples, ce serait abdiquer sa personnalité au profit de l'autre. Or, la langue française étant la langue du plus fort, celui-ci ne s'est pas embarrassé de ces considérations et l'a imposée d'autorité. Il en est de même pour l'anglais dans les pays anglophones.
Certes, la langue coloniale n'encourage pas et ne développe pas les originalités claniques. Par contre, elle a pu créer une unité linguistique difficilement réalisable par d'autres moyens, de telle sorte que mon ami Félix Houphouët-Boigny et moi-même pouvons communiquer par le truchement de la langue française... Si cette langue n'était pas là, nous serions aussi étrangers l'un à l'autre qu'un Russe peut l'être d'un Sénégalais ! Considérant l'unité créée par la langue française qui pourtant était une langue étrangère, mon idée dominante fut d'arriver à créer une unité linguistique des ethnies à travers l'étendue de l'Afrique. Prenons le cas des Peuls, par exemple. Toutes les tribus peules, qui se trouvent dispersées depuis la Guinée jusqu'en Afrique orientale, parlent une langue commune. L'unité culturelle de leur ethnie pourrait être accomplie s'ils disposaient d'un système de transcription unique, lequel pourrait mettre en valeur toute la richesse dialectale de la langue et même corriger les différences survenues au cours du temps avec la dispersion. La langue peule pourrait ainsi devenir l'une des langues de culture de base. Il en va de même pour le bambara, qui recouvre également de très grandes étendues, pour le haoussa, le sonraï, etc. Ainsi, en unifiant l'écriture des principales langues de l'Afrique, pourrait-on arriver à créer de grandes unités ethniques à travers la diversité des Républiques, puisque ces ethnies sont dispersées à travers différents pays. Il y aurait une unité dans la diversité. Je tiens cependant à bien souligner que mon intention n'est nullement d'aller à l'encontre de l'usage culturel et politique de la langue française, qui constitue pour nous un remarquable instrument d'unité linguistique et de communication avec le monde, tout en nous ouvrant des perspectives scientifiques et économiques universelles. C'est pourquoi je souhaite de tout coeur longue vie et succès à la « francophonie » !

La réhabilitation des langues africaines de base permettrait, de son côté, de mettre en valeur la tradition originale de chaque ethnie, de penser dans sa langue, de récolter les traditions dans sa langue sans en perdre la saveur ni la finesse, comme il arrive inévitablement dans les traductions qui « manquent de sel » par rapport à l'original. C'est pourquoi j'ai demandé à l'Unesco de repenser, dans le cadre de son aide à l'Afrique et de la lutte contre l'analphabétisme, le problème de la transcription des langues africaines en uniformisant un alphabet en caractères latins, ce dernier étant davantage diffusé et plus facilement applicable aux études modernes. Il s'agissait pour moi d'aider l'Afrique à préserver et à développer sa propre personnalité, et de lui permettre de parler d'elle-même. Il appartient en effet aux Africains de parler de l'Afrique aux étrangers, et non aux étrangers, si savants soient-ils, de parler de l'Afrique aux Africains. Comme le dit un proverbe malien : « Quand une chèvre est présente, on ne doit pas bêler à sa place ! » Trop souvent, en effet, on nous prête des intentions qui ne sont pas les nôtres, on interprète nos coutumes ou nos traditions en fonction d'une logique qui, sans cesser d'être logique, n'en est pas une chez nous. Les différences de psychologie et d'entendement faussent les interprétations nées de l'extérieur.
Citons un exemple : pour un Européen, regarder directement quelqu'un dans les yeux est un signe de franchise et de droiture, alors qu'en Afrique c'est une insolence. En signe de respect, l'Africain baisse les yeux, tandis que l'Européen regarde. Dans les deux cas, le but recherché est la politesse, mais les moyens et le comportement diffèrent. Chez nous, pour honorer, on se déchausse. Les Européens, eux, se découvrent et la dernière des impolitesses, pour eux, est de rester coiffé. Lorsque mon ami Boubou Hama se présenta pour la première fois à son commandant de cercle, en tant que premier instituteur du Niger, il se déchaussa pour l'honorer. Loin d'en être touché, le commandant de cercle lui reprocha cette manie ridicule de se déchausser, alors qu'il avait l'insolence de rester coiffé !

L'explication et l'interprétation des traditions africaines doit donc partir de l'Afrique elle-même — sans pour autant méconnaître les efforts remarquables accomplis, en ce domaine, par certains ethnologues de grande qualité. L'abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait tôt ou tard la structure même de notre esprit. Ce serait amputer irrémédiablement l'humanité d'une de ses richesses, d'un style de vie profondément humain, fraternel et équilibré, de plus en plus rare dans l'humanité moderne.
Après avoir provoqué beaucoup de sourires et d'ironie, l'idée lancée à l'Unesco fit peu à peu son chemin et trouva son aboutissement en 1966, avec le Congrès de Bamako organisé par l'Unesco et réunissant la plupart des pays de l'Ouest africain en vue de l'uniformisation de la transcription des langues africaines. A l'heure actuelle, la plupart des Etats de l'Afrique occidentale francophone ont adopté l'alphabet conçu à Bamako et officiellement reconnu par leurs gouvernements. Le Sénégal est allé de l'avant en décidant que les langues africaines seraient désormais enseignées à l'université. Certains linguistes africains qui ont reçu une formation scientifique occidentale, tels que Paté Diagne et Alfa Sow, pour n'en citer que deux, ont à coeur de travailler dans cette direction et ont déjà accompli d'importants travaux. De mon côté, j'ai fait publier par l'Unesco un conte initiatique peul (contenant un enseignement pratique, psychologique et ésotérique), comportant à la fois la version originale peule (dans l'alphabet uniformisé) et la traduction française. Pourquoi écrire les langues africaines ? dira-t-on. Parce qu'elles seules peuvent permettre, en tant qu'instruments de méditation, de pénétrer l'âme réelle de l'Afrique. Quelle que soit la beauté d'une traduction, il manquera toujours ce « quelque chose » qui fait la spécificité de la langue originelle, la couleur, la configuration et le contenu de son esprit, sa conception des choses et sa manière de les rendre.
Le verbe est créateur. Il maintient l'homme dans sa nature propre. Dès que l'homme change de langage, il change d'état. Il se coule dans un autre moule. Les Peuls ont coutume de dire que l'individu est constitué par trois choses essentielles : son aspect physique, son parler et son travail (son métier). Il peut perdre une ou deux de ces trois qualités sans cesser d'être lui-même. Mais le jour où il perd les trois, il devient « quelqu'un d'autre ». Il n'est plus de son ethnie. Les grandes capitales africaines connaissent bien ce type d'homme « hybride ».
Sur ces trois qualités cependant, la qualité essentielle est le langage. On connaît, par exemple, des Bambaras qui, en perdant leur idiome, se sont si parfaitement « foulanisés » qu'ils se sont confondus avec les Peuls, et vice versa. Si j'ai fait porter tous mes efforts sur la sauvegarde de la langue peule en particulier et des langues africaines en général, c'est précisément pour éviter cette dépersonnalisation. Non pas par chauvinisme. mais parce que la beauté d'un tapis vient de la variété de ses couleurs. Ainsi en va-t-il de l'Humanité.

 

Question  3. Vous êtes, avec le vieux Boubou Hama, du Niger, l'un des fondateurs de l'Institut de tradition orale de Niamey. Voulez-vous présenter à nos lecteurs cette grande entreprise : les motifs et la date de sa création, ses réalisations et les projets qui concernent son éventuelle extension.

Au lendemain de l'indépendance du Mali, je fus chargé par le gouvernement de mon pays de réorganiser le centre « I.F.A.N. » de Koulouba-Bamako. J'en fis un « Institut des Sciences humaines », avec l'espoir que la situation géographique de Bamako permettrait à ce centre de rayonner dans toute l'ancienne Afrique occidentale et de travailler en étroite collaboration avec les centres de ces pays. Les diverses réunions et congrès qui se tinrent a Ibadan, Lagos, Accra, Abidjan, Bamako, Niamey, Tombouctou et Ouagadougou, où participèrent la plupart des pays francophones et anglophones de l'Ouest africain, permirent de dégager des formules de travail en commun. C'est en se basant sur les résultats des travaux de ces assemblées que l'Unesco admit le principe de la prise en considération des traditions orales en tant que sources historiques pour la rédaction de l'Histoire générale de l'Afrique, rédaction actuellement en cours. En 1964, la Conférence générale de l'Unesco décida d'inclure dans son programme prioritaire l'aide aux centres nationaux de recherches sur les traditions orales. Malheureusement, en raison de circonstances politiques et économiques, le Mali ne put, à l'époque, jouer le rôle dont j'avais rêvé pour lui. Par contre, grâce à la présence du président de l'Assemblée nationale Boubou Hama, chercheur, ancien directeur de l'I.F.A.N. de Niamey, écrivain, poète, historien, philosophe et avant tout éminent traditionaliste, grâce également à l'attitude bienveillante du président Hamani Diori et de son gouvernement, la République du Niger s'est offerte pour lancer, en plus de son propre « Centre  national de Recherches et de Sciences humaines (ancien I.F.A.N.), un nouveau « Centre régional de documentation pour la Tradition orale » (C.R.D.T.O.) appelé à devenir une institution internationale africaine. Je dois entreprendre prochainement une tournée, en partie financée par l'Unesco, auprès des gouvernements des Etats de l'Ouest africain, en vue d'obtenir leur adhésion à ce grand Centre régional, dont le siège provisoire est à Niamey. An cours de mon dernier entretien avec mon ami, le président de la République Félix Houphouët-Boigny, en sa qualité de ministre de l'Education nationale de son pays, j'ai pu constater tout l'intérêt qu'il entend attacher désormais à la recherche et à l'exploitation des traditions, en ce qu'elles peuvent aider à la connaissance profonde de l'âme africaine et à la sauvegarde de son identité, sans pour autant, comme je l'ai toujours dit, négliger les progrès scientifiques et techniques que notre temps impose à l'humanité. De son côté, le gouvernement du Niger, avec l'aide du F.A.C. (section des Nations unies), a entrepris la construction d'un vaste bâtiment à Niamey, de conception fonctionnelle et dans un style s'harmonisant avec le site, pour une somme de 68 millions de francs C.F.A., afin d'offrir un lieu de travail adéquat au Centre régional. Ce Centre a pour vocation essentielle la collecte systématique et intensive, avec un personnel formé à cet effet, des traditions orales en tant que sources de culture et véhicules de pensée et de civilisation africaine, dont les dépositaires traditionnels ont commencé à disparaître. Cette collecte doit permettre d'approfondir et de mieux faire connaître les cultures africaines, à une heure où tous les Africains éprouvent le besoin de prendre une pleine conscience de leurs origines et de leur histoire, afin de mieux situer leur évolution contemporaine. Elle doit également permettre aux rédacteurs de l'Histoire générale de l'Afrique de tenir compte de sources orales jusqu'alors non encore exploitées. Le Centre régional (C.R.D.T.O.) a également pour objectif : le développement de l'étude scientifique des langues africaines en vue de leur utilisation comme moyen et matière d'enseignement, avec élaboration des, ouvrages indispensables à cet effet, cette action rentrant dans le cadre du programme d'alphabétisation en langues africaines  
le développement de l'emploi systématique des langues africaines à la radio, télévision, cinéma et théâtre  la diffusion de livres, revues et journaux en langues africaines, ainsi que la traduction d'œuvres représentatives des autres cultures en langues africaines.
Depuis sa création, non seulement le Centre a organisé une réunion des directeurs des divers Centres nationaux des autres pays, afin d'uniformiser leur travail, mais il a effectué diverses réalisations parmi lesquelles : un stage de techniciens pour la prise de son, un film sur un conteur haoussa et un très grand nombre d'enregistrements sonores sur les traditions des diverses ethnies de la savane. De nombreuses publications ont déjà été réalisées, parmi lesquelles :

 

la Voie de l'éducation peule
 
la liste généalogique du Gobir
 
certains de mes travaux personnels
 
un grand nombre de recueils de traditions historiques sur des ethnies du Niger, du Mali, du Cameroun, du Nigeria, etc.

Signalons également l'octroi de bourses de recherches à différents nationaux et une aide en matériel (surtout d'enregistrement) aux centres nationaux des autres pays.
Les projets actuellement en cours s'inscrivent dans les objectifs précisés ci-dessus avec la poursuite intensive de la collecte des traditions, le projet de création d'un Institut en vue d'aider les services d'alphabétisation et de diffuser des connaissances élémentaires d'hygiène, d'agriculture et de sciences pratiques, et une action en vue de promouvoir l'emploi des langues africaines dans la vie économique et culturelle des populations. Je crois utile de signaler que, de son côté, le président Boubou Hama, de sa propre initiative, a entrepris le sauvetage des manuscrits des auteurs africains lettrés en langue arabe. Actuellement, la collection ainsi constituée compte déjà plus de 1 200 manuscrits des plus rares, provenant de toutes les parties de l'Afrique. Pour conclure, je formulerai le vœu que les chefs d'Etats africains réservent le meilleur accueil à ce projet de travail en commun qui leur sera soumis. L'entreprise est importante, généreuse et indispensable. Elle nous donne l'espoir de faire revivre l'Afrique, de faire sortir de la nuit son passé, ses gloires et ses valeurs, et de lui permettre, enfin, d'apporter sa quote-part dans le patrimoine culturel de l'humanité.

 

Question  4. Vous êtes écrivain peul et vous avez publié tout récemment dans cette langue un récit initiatique aux éditions « Classiques Africain » : Kaydara. Voulez-vous nous résumer cet ouvrage et nous en signifier la symbolique ?

La vie éducative peule comporte trois grandes phases : l'enseignement et l'éducation de la jeunesse, allant de la naissance a vingt et un ans l'enseignement dispensé aux adultes, pour approfondir les connaissances déjà reçues, allant de vingt et un à quarante-deux ans enfin à partir de cet âge, l'individu devient enseignant à son tour et doit, jusqu'à soixante-trois ans, rendre  ce qu'il a reçu. Après soixante-trois ans, il peut soit continuer d'enseigner, soit s'arrêter ; on considère de toute façon qu'il a dûment rempli son rôle d'homme. Cette éducation est donc donnée par les anciens (les « vieux », terme qui est loin d'être péjoratif comme il l'est parfois en Europe). Il peut comporter une partie pratique « sur le terrain » (élevage, chasse, et même parfois agriculture, là où les Peuls n'ont pas de « rimaybhes », ou serviteurs agriculteurs). Il comporte également une très importante partie orale. L'enseignement n'est pas donné d'une manière systématique à la manière occidentale moderne, c'est-à-dire avec un programme progressif échelonné et bien réparti dans le temps. Ici, l'enseignement élémentaire, moyen ou supérieur est donné en même temps, selon les événements et les circonstances, et constitue toujours une leçon de langage en action.
La vue d'un événement incite le maître à en tirer des leçons pour ses élèves, en fonction de leur état de compréhension. Par exemple, la vue d'une caravane de petites fourmis transportant une sauterelle lui permettra de donner tout un cours, non seulement sur la fourmi et la sauterelle, mais sur l'utilité de la solidarité et sur la grande force que constitue l'union de petites forces assemblées. Il s'agit donc ici d'un enseignement par symboles et par paraboles.
Le conte initiatique Kaydara représente précisément ce type d'enseignement par symboles. Dans ce conte, on nous présente trois héros entreprenant un voyage, ou plutôt une quête, dont le but est la réalisation plénière de l'individu parvenu à percer le mystère des choses et de la vie. L'homme, en effet, est considéré comme pouvant vivre selon trois états :

 

un état grossier, tout extérieur, appelé « écorce »

un état médian, déjà plus affiné, appelé « bois »

un état essentiel, central, appelé « cœur ».


Parmi les trois héros de ce conte, deux d'entre eux représentent l'un « l'écorce » et l'autre « le bois ». Ils ne termineront pas leur voyage. L'un sera jeté, comme l'écorce, l'autre brûlé, comme le bois. Seul le troisième, Hammadi, qui représente « le cœur », arrivera à bon port, ayant franchi victorieusement les subtiles épreuves semées sur son chemin. Finalement, non seulement il bénéficiera de son propre voyage, mais également de celui de ses deux compagnons, récupérant et l'écorce et le bois, reconstituant ainsi en lui l'arbre de la connaissance. Chacun de ces trois voyageurs symbolise donc un état de notre être total.
Ils entreprennent un voyage dans un monde « souterrain », c'est-à-dire le monde des significations cachées derrière l'apparence des choses, le monde des symboles, où tout est signifiant, où tout parle pour qui sait entendre. Au cours de ce voyage, ils rencontrent des événements ou des animaux dont chacun est un symbole à déchiffrer. Il y a ainsi onze étapes avant de parvenir au cœur du « pays de Kaydara », foyer d'où jaillissent les forces de la vie.
Parmi les symboles rencontrés et les enseignements dispensés sur leur chemin, il n'y a rien qui ne soit interprétable en vue de son application dans la vie courante. Prenons, par exemple, le caméléon, que rencontrent nos voyageurs au cours de leur « descente » au pays de Kaydara.
Comme tout symbole, celui-ci comporte une interprétation positive et une interprétation négative, en raison du dualisme inhérent à toute chose. Comme nous l'avons dit à l'occasion de la question n° 1, de même que la journée est composée d'une face obscure (la nuit) et d'une face lumineuse (le jour), toute chose comporte deux aspects, l'un diurne et l'autre nocturne.
Dans son aspect faste, ou diurne, le caméléon représente un être extrêmement prudent et avisé, adroit, et dont l'idéal reste fermement fixé. En effet, le caméléon ne tourne jamais sa tête pour regarder à droite ou a gauche. Personne ne peut le faire dévier de la direction qu'il a prise. Seuls ses yeux tournent pour regarder autour de lui. Les yeux représentent ici les moyens qui lui permettent, sans perdre son but, d'examiner les conditions environnantes. En outre, dans l'intérêt de son évolution, il prend la couleur de l'ambiance, c'est-à-dire qu'il s'adapte aux conditions de l'endroit qu'il traverse, de manière à ne pas heurter. Il s'agit là non d'hypocrisie, mais de sage prudence.  Le caméléon ne s'empêtre pas dans des affaires incertaines. En effet, il ne pose ses pattes que tout doucement pour voir si le sol ne va pas s'enfoncer sous ses pieds. Sa queue préhensile lui permet de se « couvrir » et d'assurer ses arrières. Son corps petit en effet se balancer dans le vide tandis que sa queue reste solidement accrochée à une branche. Sa langue, qui est très longue, lui permet de tâter avant de se précipiter sur une proie, symbole de la prudence d'un homme qui n'agit pas à la légère et qui ne s'engage que lorsqu'il est sûr de gagner. Le caméléon dit : « J'envoie nia langue tâter le terrain, avec au moins la ressource de la ramener si je ne peux ramener la proie. » Cette prudence s'adresse à tout le monde, mais particulièrement aux chefs et aux rois afin qu'ils n'engagent pas imprudemment la destinée de leur peuple. Dans son aspect nocturne, ou négatif (il s'agit du défaut de la qualité ... ), le caméléon symbolisera l'hypocrisie, le retard, l'apathie et l'entêtement, tandis que ses yeux se tournant dans toutes les directions symboliseront l'indiscrétion. A un autre moment de leur voyage, nos héros rencontrent une outarde a une seule patte, et battant de l'aile. Ils se précipitent sur elle, en vain, pour l'attraper, et chaque fois elle leur échappe. L'événement représente ici la lutte en vue de « gagner le monde », et l'outarde symbolise le profit matériel que l'on croit pouvoir gagner facilement. Parce qu'elle n'a qu'une patte et bat de l'aile, on imagine la proie facile. On se rue pour l'attraper, et chaque fois elle vous file entre les pieds. Ceux qui cherchent le gain ou la puissance, s'ils sont amis au départ, finissent toujours par être ennemis à l'arrivée, et par chuter. Ainsi nos trois héros se cognent-ils la tête et tombent à la renverse sur le dos. L'appétit du gain matériel les pousse à recommencer, et ils tombent ainsi trois fois de suite, car on peut rarement profiter de la leçon la première fois. Dans le monde souterrain de Kaydara, tous les événements, animaux et symboles rencontrés sont donc comme des miroirs qui renvoient à l'homme sa propre image, sous des angles différents. Pour les Peuls, comme certainement pour beaucoup d'autres traditions africaines, ce sont les êtres mêmes de la nature qui fournissent les symboles de leur enseignement, et le monde environnant devient comme un grand livre qu'il faut apprendre à déchiffrer. Lorsque nos trois héros atteignent le cœur dit pays de Kaydara, au-delà des onze étapes symboliques, la Force Suprême (en l'occurrence Kaydara, représentant de Geno, Dieu suprême et inconnaissable) leur dévoile certains de ses secrets et met à leur disposition, pour leur chemin de retour, de l'or, c'est-à-dire un moyen de puissance, aussi bien matérielle que spirituelle — l'interprétation pouvant jouer à différents niveaux.
Seul Hammadi, le  héros victorieux, prouvera qu'avec l'or on peut faire de grandes et utiles réalisations. Ses deux compagnons apporteront la preuve qu'une fortune mal utilisée, c'est-à-dire à des fins uniquement égoïstes et personnelles, devient un instrument de perte.
Sur un autre plan, cet or, c'est aussi la connaissance, dont on peut faire un usage bon ou mauvais. C'est également la haute sagesse et la royauté de l'homme, la véritable royauté qui permet à un homme en haillons de ne pas être complexé devant un homme habillé de soie. L'or est inattaquable et l'oxyde ne petit le ronger. Ainsi en va-t-il de l'âme d'un homme arrivé à sa réalisation intérieure plénière. C'est cet homme qu'on appelle « l'homme complet », (« neddho », en peul). En fait, le chemin du retour vers le monde habituel des hommes représente la phase la plus importante du voyage de nos trois héros. Des épreuves particulières et déterminantes les y attendent, liées à l'usage qu'ils feront de leur or. Seul Hammadi franchira les épreuves avec succès, grâce aux conseils d'un petit vieux en haillons (qui n'est autre que Kaydara déguisé) auquel il aura accepté de donner son or en échange de son enseignement. Il reviendra dans le monde des hommes, ayant récupéré non seulement son or, mais également l'or de ses deux compagnons disparus en cours de route. Ainsi, parce qu'il aura écouté les conseils d'un vieux et n'aura pas violé les interdits, Hammadi, sans l'avoir cherché, gagnera finalement la royauté convoitée par l'un de ses compagnon et la richesse convoitée par l'autre. Comme nous l'avons dit, plusieurs niveaux d'interprétation sont possibles pour ce conte qui a la propriété de pouvoir s'appliquer à n'importe quelle circonstance de la vie pour en tirer un enseignement. Appliquant ses symboles aux problèmes qui nous préoccupent, nous pouvons dire qu'ici, accepter les conseils du vieux et ne pas violer les interdits, c'est ne pas abdiquer sa personnalité de base et ne pas faire table rase de tout au profit de coutumes exclusivement étrangères, alors que nous en avons chez nous de valables sur lesquelles peut s'édifier et notre société et notre personnalité. Selon le proverbe malien :
« Un morceau de bois a beau séjourner dans l'eau, il ne deviendra pas caïman... »
Un pays peut bien importer des plantes étrangères pour les adapter sur son sol, s'il s'y prête. Il est même de son devoir de tout faire pour mettre sa terre en valeur, afin qu'elle donne beaucoup de plantes et de bons fruits. Le danger, c'est de vouloir changer sa terre, cri mettre une autre à sa place ; c'est vouloir, par exemple, amener une terre nordique en Afrique, pour y faire pousser du mil ! Il est fort probable qu'il n'en sortira rien de bien nourrissant.
Retrouvons notre terre, elle nous nourrira ! et peut-être même offrira-t-elle ses fruits savoureux à d'autres nations qui en ont perdu le goût. Retrouvons notre personnalité africaine propre, et peut-être alors pourra-t-on parler d'unité africaine. Retrouvons-nous nous-mêmes, et peut-être alors pourrons-nous tendre à l'ami étranger non plus la main d'un mendiant, mais la main d'un frère.

 

Question  5. Quels conseils pratiques donnez-vous, pour terminer, aux jeunes qui envisagent de faire une carrière dans la tradition orale ?

Les traditions orales se récoltant auprès des vieux, la première chose que je conseillerai aux jeunes est d'apprendre la manière d'aborder les vieux qu'ils veulent visiter. Qu'ils se renseignent au préalable sur les coutumes locales. Tous les vieux, en effet, ne s'abordent pas de la même manière. Avant toute chose, il faut avoir une attitude respectueuse — c'est la base commune à tous — et se présenter comme un élève et non comme un savant. Nos jeunes doivent apprendre à faire taire leur curiosité à la manière scolaire moderne, pour écouter avec une infinie patience ce qui pourrait sembler, de prime abord, n'être que le verbiage des vieux. Ceux-ci ne se livrent pas du premier coup. Ils soupèsent et évaluent leur interlocuteur, afin d'apprécier ses qualités réelles. Il faut écouter d'un bout à l'autre les propos du vieux, sans l'interrompre par des demandes, des questions, ou en faisant des comparaisons avec ce que l'on sait déjà par ailleurs. Il faut e mettre la logique dans sa poche », et écouter simplement. Ce n'est qu'après avoir tout enregistré qu'ils pourront, lorsque le vieux se sera tu, ou lors d'une autre entrevue, poser des questions pertinentes ou demander des explications sur les passages méritant des éclaircissements. Il ne faut jamais oublier que les hommes peuvent atteindre un but commun sans emprunter les mêmes voies. C'est tout le symbolisme du sommet de la montagne, auquel on peut parvenir par des chemins différents. Il ne faut donc pas transformer en règle rigoureuse les signes de respect enseignés en Europe, qui n'ont pas cours ici et qui peuvent même être diamétralement opposés. Nous avons fait allusion, dans la réponse à la question 2 sur la linguistique, au fait qu'en Occident, regarder quelqu'un droit dans les yeux est un signe d'honnêteté et de franchise, alors qu'en Afrique c'est une insolence inqualifiable. Ne jamais oublier non plus qu'en Afrique, pour honorer, nous nous déchaussons, alors que les Européens se décoiffent. Je ne veux pas dire par là que nos jeunes gens devront obligatoirement se déchausser, mais du moins qu'ils doivent s'abstenir de rire s'ils voient les autres le faire. Le rire, s'il constitue, aux heures récréatives, un comportement agréable, devient un motif de fermeture pendant l'enseignement. On ne rit pas pendant qu'un vieux est en train d'enseigner. Sinon, il se tait. En résumé, éviter les sourires, les coups d'œil entendus, les manifestations bruyantes de surprise. Eviter de mettre en avant son propre savoir. La véritable attitude scientifique n'est-elle pas, là comme ailleurs, celle du chercheur qui sait oublier ce qu'il sait, afin d'avoir une chance d'apprendre ce qu'il ne sait pas ?

 

Questionnaire élaboré par Sylla Yoro




25/07/2011
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