Conscience Nègre

Conscience Nègre

UN GRAND ERUDIT DE LA NIGRITIE AU XVIe SIECLE

UN GRAND ERUDIT DE LA NIGRITIE AU XVIe SIECLE

 

Baba Ibrahima Kake

 

 

Un grand érudit de la Nigritie
au XVIe siècle :

 

Ahmed BABA - Le Tombouctien

            Lorsqu'aujourd'hui, les historiens – surtout africains – évoquent les grandes figures du monde noir d'antan, ils ne mentionnent que les noms des chefs politiques ou militaires. On voit ainsi défiler les Kankan Moussa, les Sonni Ali, les Askia Mohamed, pour ne citer que les plus connus pendant la période médiévale.

           Au XVIe siècle, on vante l'intelligence d'un Affonso Ier, roi du Congo. Plus près de nous, on insiste sur la stratégie militaire d'un Samory ou d'un Béhanzin. L'observateur attentif est prêt dans ces conditions, à se demander si l'ancienne gloire de la Nigritie n'a été bâtie que sur les hauts faits d'armes ; il serait curieux de savoir si la littérature, la philosophie, en un mot si l'activité intellectuelle n'a tenu aucune place dans les préoccupations des Noirs avant l'arrivée des Européens sur le continent noir. Un examen sérieux des documents historiques que nous livrent les chercheurs depuis des années nous permet d'affirmer avec certitude que le travail de l'esprit était un des soucis constants des Soudanais.

           L'objet de cette étude est de présenter au public un des personnages les plus représentatifs de l'intelligentzia noire à l'aube des temps modernes : Ahmed BABA, le Tombouctien.

           O. Houdas, en parlant d'Ahmed Baba, note qu'au Soudan et à Tombouctou en particulier, toute littérature arabe est incarnée en quelque sorte dans le célèbre personnage[1]. La raison est qu’il a été de son temps l’écrivain le plus doué et dont la renommée dépassa les limites du Soudan et atteignit les confins du Maghreb. Subtil théologien, remarquable juriste astrologue, historien et ethnologue, Ahmed Baba était le produit le plus authentique de la culture négro-arabo-berbère qui fleurit sur les rives du Grand Fleuve du. XIe au XVIe siècle.

          Mais qui est Ahmed Baba ? Dans quel milieu reçut-il sa formation ? Quel est l'apport de son œuvre à la connaissance du Soudan à l'aube des temps
modernes ? Dans quelles conditions politico-économiques l'élaboration d'une telle œuvre a-t-elle été rendue possible ?

          Telles sont les principales orientations dans lesquelles s'engage notre essai.

 

I

 

         Ahmed Baba, de son nom complet Abu l'Abbas Ahmed Al Takruri, Al Massufi, appartenait à la famille sinhadjienne des Aquit. Son père, son oncle, son grand-père, ainsi que plusieurs de ses ancêtres avaient rempli les fonctions d'Imam, de Cadi, de mufti et le professeur à Tombouctou. On lit dans, le plus célèbre de ses ouvrages « Tekmilet-ed-dibadje » : « ce fut le premier de mes ancêtres qui s'adonna à la science autant que je puisse le savoir ; il était mon trisaïeul paternel, le père de la mère de mon grand-père ». L'auteur nous apprend également que sa famille, originaire du Macina, dut quitter cette contrée par haine des Peulh pour venir s'établir à Biro[2] ; (c'est en partant de cette région que les Aquit allèrent élire en 1556, définitivement domicile à Tombouctou. Et c'est là que naquit en 1556, Ahmed Baba, dans le village d'Arwan situé au nord-ouest de Tombouctou.

           Il grandit et reçut une formation humaniste au milieu des savants de la grande métropole soudanaise. Tout jeune encore, il déploya le plus grand zèle et la plus vive intelligence dès le début de ses études. Il n'avait de controverses sur la science qu'avec ses maîtres et ceux-ci témoignèrent de son savoir. Son séjour à l'Université de Tombouctou où il avait écouté les leçons des plus célèbres maîtres de la pensée islamique, en a fait un érudit. Sur le caractère de l'homme, les témoignages des contemporains sont unanimes à reconnaître la piété et la bonté d'Ahmed Baba ; il était épris d'équité et de charité, sa franchise proverbiale l'amenait à ne dissimuler  jamais ce qui lui paraissait juste fût-ce aux émirs et aux sultans.

           Parmi ces éminents professeurs, citons les noms de AI-Amin-ben-Ahmed, et surtout Baghayoko, grâce à qui, Ahmed Baba assimila la Loi Coranique et le meilleur de la tradition humaniste.

 Voici en quels termes il nous parle de son maître : « J'ai discuté souvent avec lui (Baghayoko) sur des points douteux et ai eu recours, à sa science sur des questions importantes. Pour tout dire, il fut mon professeur, mon maître, et personne ne m'a été aussi utile que lui (...) il m'a délivré des diplômes de licence... je lui ai communiqué un certain nombre de mes ouvrages ; il y a mis de sa main des annotations flatteuses pour moi »[3] .

 Il devint aussi l'honnête homme bien disant, pourvu de « belles connaissances » et de ces bonnes manières qui permettent de faire figure dans le monde. Sa renommée était déjà bien grande quand se produisit au Soudan l’événement dont les conséquences furent désastreuses pour les populations de la Nigritie. En effet, en 1592, le Sultan Sa'I dide du Maroc, Ahmad Al-Mansour lança des troupes de renégats espagnols sous la conduite du Général Andalou Gawdar, contre le royaume des Askias. Partie de Marrakech le 16 octobre 1590, la troupe de Gawdar prit d’assaut Gao, la capitale de Askia Ishaq où celui-ci organise la résistance. La rencontre se produisit le 13 mars 1591 à Taoudini. Les troupes marocaines mieux équipées que les soldats du roi soudanais, obtinrent une victoire totale.

 Commença alors ce que les historiens soudanais ont coutume d'appeler la période de « l'occupation marocaine ». Mais les Soudanais vaincus par les armes, n'acceptèrent jamais l'occupation de leur sol. Parmi les résistants à la présence marocaine, les intellectuels soudanais étaient les plus acharnés. Ahmed Baba prit en personne la direction de cette lutte contre l'envahisseur. Il refusa de reconnaître l'autorité de la cour de Marrakech. Le Sultan marocain remplaça à la tête de l'armée d'occupation, Gawdar qui selon lui faisait preuve de trop de mansuétude à l'égard des Soudanais, par le Général Mahmud Zarqun, plus dur. Celui-ci, dès son entrée en fonction, commença la déportation des résistants vers le Maghreb. Parmi les prisonniers qui furent alors transplantés au Maroc figurait Ahmed Baba. Notre savant, pour avoir voulu défendre son pays, eut la douleur de se voir transporter, le fer aux pieds, avec une partie de sa famille dans la ville de Marrakech. Ce ne fut que quatre ans plus tard qu'il lui fut permis de voir tomber ses chaînes. La joie que fit éclater sa délivrance dans le cœur des vrais croyants fut unanime. En effet, à peine rendu à la liberté, le savant soudanais en qui ses geôliers mêmes avaient découvert une source infinie d’érudition, fut entouré des intellectuels de la ville. Tous le supplièrent de révéler ses précieuses connaissances.

 Une fois de plus, encore, l'esprit l'emportait sur la violence.

 De la prison, il fut conduit triomphalement à Djama-ech-Chorfa, la principale mosquée de Marrakech. Il y institua des cours publics auxquels accoururent tous les talebs émérites du Maroc. Tandis que sa voix éloquente s'exerçait à communiquer aux intelligences qui l'entouraient, la connaissance de la rhétorique, du droit et de la théologie, sa sagesse fut mise à rude épreuve. Des questions de la plus haute gravité lui étaient soumises par les magistrats et ses réponses devenaient des arrêts sans appel. Ahmed Baba nous en fait sincèrement mais humblement la confidence dans le passage qui suit : « Maintes fois, j’eus l'occasion de prononcer des décisions soit par écrit, soit de vive voix, sur les points de Droit qui avaient embarrassé les hommes de loi les plus expérimentés en sorte que la réputation de mon nom s’étendit depuis Sous-EI-Aksa jusqu’à Alger, jusqu’à Bougie et sans doute au-delà ». Mais comme s’il ressentait dans le fond de sa conscience un secret repentir de l'aveu qui concerne son mérite, il se hâte d'ajouter : « Peu confiant dans ma propre sagacité et convaincu d’ailleurs de l'insuffisance de mon instruction, j'examinais la question à plusieurs reprises, puis j'invoquais l'assistance de Dieu, et Dieu me faisait toujours la grâce de m’éclairer ». Quelle humilité de la part de cet érudit ! A lire de près ces propos, ne pense-t-on pas à Socrate qui ne savait qu'une seule chose, c’est qu'il ne savait rien. C'est là une preuve de l’universalité de l'esprit humain. Ahmed Baba n’avait certainement pas entendu parler de Socrate.

 A l’Université de Marrakech, Ahmed Baba inaugura l’enseignement du fikh et du Hadith et rédigea des consultations juridiques (Fatwa). Excellent professeur, moraliste, juriste de renom, remarquable historien, il a laissé à la postérité une œuvre considérable et variée, dont on soupçonne à peine la portée.

 

II

 

         En réalité, les écrits d’Ahmed Baba sont tout il fait perdus ou n’ont pas encore été retrouvés. Mais le dur et long effort de chercheur... chevronnés nous permet aujourd’hui de dresser un bilan encore incomplet de ce géant de la littérature arabe soudanaise. Il n’a pas écrit moins d’une cinquantaine de traités sur le droit malikite, la grammaire et divers sujets. Mais son œuvre principale est son complément au dictionnaire biographique des Fakihs de l'école de Malik Ben Anas, composé dans la seconde Moitié du XIVe siècle par Ibn Farhun et intitulé « AI Dibadi Al Mudhahhab fi ma'Rifat a'Yan (Ulama) AI. Madhab ».

          Dans ce dictionnaire, il mentionne les écoles fréquentées par une foule d'étudiants,dresse la liste des professeurs et des matières enseignées. Il parle également de l’existence de grandes bibliothèques et fait Pélage des princes mécènes qui entourent Ile leur protection les hommes de lettres.

          Il y est question également de l'éducation et de l’enseignement donnés à la jeunesse soudanaise. On constate d'après ce qu'il en dit que renseignement donné il la jeunesse de ces contrées, avait atteint le même niveau que celui des Universités de Cordoue, de Tunis, de Bougie, de Tlemcen et du Caire. Ses efforts tendaient non seulement à rendre intelligible à tous la jurisprudence, mais à en reculer les bornes. Il ne se contenta pas de répéter le code malékite tel que le lui avaient enseigné ses maîtres. Il l'interpréta selon ses propres conceptions. Sa vaste culture s'étendait à bien d'autres domaines : astronomie, ethnologie.

          Selon le cheikh constantinois Hadj-Ahmed Embarek, le musulman le plus versé dans les sciences historiques, Ahmed Baba avait composé dans les dernières années de sa vie, un traité en vers sur l'astronomie et un livre sur les différentes castes nègres païennes on musulmanes.

          Cette œuvre constitue par ailleurs, l'une des sources principales de la bio-bibliographique du Maghreb jusqu'au XVIe siècle, et l'on y trouve en dehors des documents malikites, un certain nombre de notices sur les grands saints (Aw1iya) du Maroc à son époque.

          Mais de toute l'œuvre d'Ahmed Baba, l’aspect qui nous intéresse le plus est le tableau des civilisations qu'il nous laisse du Soudan. C'est donc à l'historien que nous cherchons à nous attacher ici plus qu'au grammairien ou au juriste. Lorsqu'on découvrit l'œuvre d'Ahmed Baba au siècle dernier, certains érudits n’ont pas manqué de souligner l'importance de cette œuvre comme témoignage de l'activité culturelle des Soudanais. A ce propos, Cherbonneau[4] écrivait : « Révélation singulière et inattendue que celle d'un mouvement littéraire au cœur de l’Afrique, à Tombouctou ! Nous possédions des documents sur les productions du sol et sur le commerce de cette contrée presque mystérieuse ; nous avions des renseignements sur les pratiques religieuses et sur les mœurs des indigènes ; mais de leur vie morale et intellectuelle, quelques faibles notions nous étaient à peine parvenues... Puis on découvrit le livre d'Ahmed Baba, qui forme la galerie des docteurs les plus éminents de l’Afrique jusqu’au milieu du XVIe siècle. »

          En effet, Ahmed Baba, est le premier des savants soudanais à décrire l'activité culturelle soudanaise avec précision.

          D'après ce qui précède, il ne s'est pas contenté de donner un simple aperçu de la vie politique de ses contemporains, mais il nous renseigne également sur leur vie intelleetuel1e et morale.

          Au siècle dernier, lorsque l'explorateur allemand Barth découvrit Tarikh Es-Sudan au Soudan, il l'attribua tout bonnement à Ahmed Baba. Mais une analyse plus serrée de cette œuvre prouve qu'elle appartient plutôt à un autre Tombouctien, Es Saadi. La confusion vient non seulement de ce qu'au Soudan, Ahmed Baba était le seul écrivain bien connu des indigènes, mais encore de ce que Es Saadi s'est beaucoup inspiré du traité écrit par Ahmed Baba[5] (5), Dans ce traité, Ahmed Baba se proposait de faire connaître aux Marocains les populations du Soudan. On y trouve également des fragments importants concernant l'histoire de Tombouctou. L'auteur, dans son œuvre historique, nous fournit d'abondants renseignements sur les événements politiques. Il nous relate  minutieusement la prise de Tombouctou par le Général marocain Ahmed Zergoun en 1594.

          Il apparaît ainsi très nettement qu'Ahmed Baba était un esprit universel. Il était aussi curieux qu'un Erasme, aussi éloquent qu'un Bossuet.

          Il reste l'un des plus grands, sinon le plus grand, le dernier de cette forte race d'érudits, de l'âge humaniste qui s'épanouit sur les rives du Grand Fleuve du XIe au XVIe siècle. Demandons-nous à présent quelles furent les conditions qui présidèrent à l'éclosion de ce mouvement humaniste qui enfanta Ahmed Baba.

          On a dit et c'est juste, que l'art et la littérature sont l'expression d’un individu ou d’une société. Mais ce qui est encore plus vrai, c'est que l'un et l'autre ne peuvent s'épanouir que si certaines conditions sont réalisées : prospérité économique, stabilité politique, existence d'un public cultivé et d'un mécénat. Tout cela pour dire qu'Ahmed Baba et les autres savants soudanais tels les Baghayoko, les Es-Saadi, les Kati n'ont pu exercer leur intelligence que parce que le Soudan jouissait d'une prospérité et d’une stabilité politique qui font honneur aux chefs politiques de leur époque, Pour avoir une idée de cette situation exceptionnelle, interrogeons plutôt les étrangers qui visitèrent le Soudan au Moyen-Age et au début des temps modernes.

 Ibn Batouta, voyageur infatigable, écrit au sujet du Royaume du Ma1i : « les actes d’injustice sont rares chez eux (Maliens) ; de tous les peuples, c'est celui qui est le moins porté à en commettre et le Sultan ne pardonne jamais à quiconque s'en rend coupable. Dans toute l'étendue du pays, il règne une sécurité parfaite. On peut y voyager et demeurer sans craindre le vol ou la rapine. »

          Signalons qu’Ibn Batouta écrivait ces lignes vers 1352. La date, ici, a son importance ; si à la même époque on considère l’histoire de l’Europe, on constate que la France et l'Angleterre, les deux plus grands Etats d’Europe, sont alors en plein désordre politique : la Guerre de Cent ans, les épidémies, les famines, ravagent les campagnes européennes ; les brigands font la loi sur les routes.

          Le Soudan jouissait donc de stabilité politique et de prospérité économique. Le Continent Africain apparaît alors comme un Eldorado avant la lettre et ses souverains font étalage de leurs richesses : rappelons-nous Kankan : Moussa partant en pèlerinage avec 80 paquets de poudre d'or et 500 esclaves portant chacun une canne d'or de 3 kilos. La glande région aurifère des Souverains du Mali était le Bouré.

          Une autre condition qui favorisa l'épanouissement de la culture fut incontestablement le mécénat dont firent preuve les souverains. Tous ces monarques – contrairement à ce qu'on voit à d'autres époques – étaient lettrés et certains comme Kankan Moussa, parlaient et écrivaient parfaitement l'arabe. II fit même parvenir au Sultan d'Egypte « un livre en écriture maghrébine, qui contenait un traité qu'il avait composé sur les règles de la bienséance »[6].

          Léon l'Africain nous apprend que le Roi accorde de grands honneurs à ceux qui font profession de lettres. Le métier de professeur était le plus rémunéré, et la meilleure façon de faire fortune était de devenir libraire.

          Bien que l'instruction fût réservée à une élite surtout urbaine (il en a toujours été ainsi partout dans le monde, surtout à cette époque) on comptait un nombre appréciable de lettrés : commerçants et marabouts arabes et soudanais apprenaient l'arabe soit pour mieux pratiquer l'islam, soit par simple goût du savoir. Les meilleures sources arabes que nous possédons insistent sur le zèle des Soudanais à apprendre le Coran par cœur. Les enfants qui sont lents à l’assimiler sont mis aux fers et ils ne sont libérés que lorsqu'ils le savent par cœur.

          Toutefois, les conditions ci-dessus énoncées ne suffisent pas à expliquer l'éclat de la culture des Noirs au Siècle de Ahmed Baba. Aucune culture n’a pu se perpétuer en vase clos. Les influences extérieures sont nécessaires à l'a survie des civilisations. Pour sa part, le Soudan avait des relations suivies avec le monde maghrébin. Dans la deuxième moitié du XIe siècle, une partie du Soudan occidental est converti à l'Islam ; ceci amène la conquête du Maroc et de l'Espagne par des bandes venues du Sénégal et la fondation de Marrakech par un chef des Lemtouna soudanais nommé Youssouf Ben Tachffine. A partir de ce moment non seulement le trafic commercial qui durait depuis des siècles, multiplia le nombre et la fréquence de ses transactions et commença à s'orienter, après la chute de Ghâna vers Oua1ata d'abord, puis vers Tombouctou, mais il s'accompagna peu à peu d'échanges d'idées plus importants pour le développement des civilisations que le commerce des marchandises. Des savants et des lettrés marocains, attirés par la renommée des merveilles fabuleuses du Soudan entreprirent la traversée du Sahara, séjournèrent dans les cités noires du Sahel et du Moyen Niger et parfois s'y fixèrent définitivement. Ainsi, les missionnaires du Coran ont établi un lien indissoluble entre cette partie du monde et l'Orient Musulman. Ce brassage de populations a donné naissance à une nouvelle cu1ture qu'on peut qualifier de « Culture négro-arabo-berbère ». Ahmed Baba en est le produit le plus authentique. Il est faux de croire que les Soudanais n'ont fait que répéter les enseignements de « leurs Maîtres arabes et berbères ». Ahmed Baba a réinterprété le droit malikite ; en outre, la faculté d'assimilation des Soudanais a permis de porter la littérature arabe à un niveau plus élevé qu'ailleurs. Comme le note Blochet, les livres qui ont été écrits par les Shaïkhs soudanais ne sont pas inférieurs à ceux qui furent composés, aux siècles passés, sur les rives du Nil ou à Damas[7]. Ils sont rédigés dans une langue très correcte sans qu'on y relève de fautes, au contraire de ceux qui, vers les mêmes dates, ont été publiés à l'autre extrémité du monde de l'Islam, dans la Transoxiane et dans les plaines de l'Asie Centrale. Ce purisme témoigne des études et de l'effort auxquels leurs auteurs durent se livrer au cours de longues années pour atteindre un tel résultat.

          Il en résulte que pendant les XIVe, XVe et XVIe siècles, la civilisation et les sciences florissaient au même degré sur presque tous les points du continent africain ; il n'existe peut-être pas une ville, une aosis, qu'elles n'aient marquée de leur empreinte ineffaçable, et surtout la race noire n'est pas fatalement reléguée au dernier échelon de l'espèce humaine, comme l'ont admis certains philosophes. Qu’il y ait eu influence du Maghreb sur le Soudan, nous l'admettons volontiers. Mais les soudanais ont mieux fait qu'accepter passivement la culture maghrébine. Nous dirons avec Basil Davidson que la civilisation soudanaise était une civilisation dans sa ligne propre, qui se trouvait à l'égard de l'Afrique du Nord dans les mêmes relations d'influence que Kouch à l'égard de l'Egypte, et qui accomplit comme Kouch t'avait fait, une évolution originale et indépendante.[8]

          Telle fut l'atmosphère culturelle dans laquelle est né et a baigné Ahmed Baba. S'il fut le plus illustre des lettrés soudanais de son temps, il ne semble pas avoir été le seul humaniste. Le Tarik es-Sudan donne une liste exhaustive de savants, de juristes et d'éminents professeurs. Le Tombouctien et ses collègues de l'Université de Sankoré, quatre siècles avant la rédaction de la « mentalité primitive » par Lévy-Bruhl, commentaient la logique formelle d’Aristote.

 

                                                                                    Baba Ibrahim Kake 

                                                             Professeur d’histoire au Lycée Henri-Bergson à Paris.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 1. - SOURCES ARABES.

 Ibn Khaldoun. - Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale. - Traduction du Baron Slane. - Alger, 1854. - T. 2.

 Ibn Batouta. - Voyage dans le Soudan. - Traduction de Mac Guckin de Slane. - Paris, 1843.

 Léon l'Africain. - Description de l'Afrique. – Tierce partie du Monde. - Paris, Ernest Leroux.

 Tarikh es-Sudan. – Traduction de O. Houdas. - A. Maisonneuve. – Paris, 1964.

 Tarikh El-Fettach. - Traduction de O. Houdas. - A. Maisonneuve. - Paris, 1964.

 Ibn Fadl Allah. – Al-Omari-Massalik El Absar - Si Mamalik El Amsar - T. 1. - L'Afrique moins l'Egypte. - Librairie odenta1iste Paul Geuthner. – Paris, 1927. - (Une des meilleures sources sur l'Empire du Mali.)

 II. - SOURCES EUROPÉENNES

 Duarte Pacheco Pereira. - Esmeraldo de Situ orbis, côte occidentale d'Afrique du Sud Marocain au Gabon. - Traduction R. Mauny, Bissau. - centro de Estudo de Guiné Portuguesa. - 1956.

 Ca’ da :Mosto. - Relations des voyages à la côte occidentale d'Afrique - 1455-1457. - Texte de Temporal (1556), édité par Schefe (Ch.) Leroux, Paris, 1895.

 Valentin Fernandes. - Description de la côte occidentale d'Afrique (1506-1510). - Trad. Th. Monod A. Teixeir a da Mota et R. Mauny. - Centro de Estudos da Guiné Portuguesa n° II - 1951.

 III - OUVRAGES.

 A) Généraux :

 - Encyclopédie de l’Islam – Maisonneuve, Paris, 1960.

- Maurice Delafosse. – Haut-Sénégal. - Niger - 3 vol. – Emile Larose, Paris, 1912. (Livre de base essentielle malgré dcs conclusions souvent sujettes à caution.)

- Docteur Henri Barth. – L’Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855. - A. Bouhé, Paris, 1860-186l.

- L. Frohénius. – Histoire de la civilisation africaine. - Gallimard, Paris, 1952.

- Cheikh Anta Diop. – L’Afrique Noire pré-coloniale. - Présence Africaine, Paris, 1960.

 - H. Baumann et D. Westermann. – Les peuples et les civilisations de l'Afrique, traduit de l’allemand par L. Homburger. - Payot, 1948.

- R. Mauny. - Tableau géographique de l'ouest africain au Moyen-Age, d'après les sources écrites, la Tradition et l'Archéologie. - I.F.A.N., Dakar, 1961.

- Baba Ibrahima Kaké. - Glossaire critique des expressions géographiques concernant le pays des Noirs, d’après les sources arabes du VIIIe au XIIIe siècles. - Présence Africaine, Paris, 1965.

- Basil Davidson. – L’Afrique avant les Blancs. - P.U.F., Paris, 1962. - Mère Afrique. - P.U.F., 1965. (Les deux des meilleurs ouvrages écrits sur L'Afrique ces dernières années, à notre point de vue.)

 B) Articles de revues spécialisées :

 - Arabica - Revue d'Etudes Arabes - Année 1965. – de Lévi-Provençal : Arabica occidentalia : un document inédit sur l'expédition sa’dide au Soudan.

- Annuaire de la Société Archéologique de la province de Constantine - Année 1853. - Essai sur la littérature arabe au Soudan, d’après le Tekmilet-ed-dibadje d'Ahmed Baba le Tombouctien - par Charbonneau (article fondamental).

- Hespéris - Archives berbères et Bulletin de l’Institut des Hautes Etudes Marocaines - Année 1923 - T. III. - La conquête du Soudan par EI Mansour (1591), par le Lt-Colonel de Castries.

- Hespéris - Année 1924 - T. IV. - Les relations du Maroc avec le Soudan à travers les Ages, par M. Delafosse.

- Information historiqne - Année 1965 – Novembre-Décembre, n° 5. - Le Moyen-Age, âge d'or de l'Afrique ? par Jean Pierre Chrétien.

 C) Documents :

 - Index général des manuscrits arabes musulmans, par G. Vajda. - C.N.R.S., Paris, 1953.

- E. Blochet. - Catalogue des Manuscrits arabes des nouvelles acquisitions (1884-1924) - E. Leroux, Paris, 1925. - (On peut y consulter la Collection Archinard groupant les ouvrages écrits par les érudits soudanais dont ceux de Ahmed Baba.)

- Sékéné-Mody Cissoko. – Documents d'histoire de l'ouest africain - T. I. – Présence Africaine, 1965.



[1] O. HOUDAS. Tarik es-Soudan. XI.

[2] Appelé en Berbère lonalateu ou Oualata, Siro est un village soninké fondé en 1240.

[3] Ce passage qui est tiré du Tarik es Soudan, p. 71-76, a été généralement mal interprété par les historiens de l'Afrique. Cheick Anta et bien d'autres l'ont attribué à Es. Saadi, auteur du Tarik. En réalité, Saadi qui cite Ahmed Baba n'a pas pris soin de mettre le passage emprunté entre guillemets. Baghayoko n'a pu être maître de Es. Saadi. Il est mort en 1593, l'année même de l'arrivée des Marocains au Soudan, Il s'agit bien de Ahmed Baba qui fut fait prisonnier à cette occasion.

[4] Essai sur la littérature arabe au Soudan, "Annuaire de la Société Archéologique de la province de Constantine "', 1853.

[5] On peut consulter ce traité à la Bibliothèque Nationale de Paris sous les numéros 5257-5259 in Collection Archinard. Signalons à ce propos que c'est en 1894 que les troupes du colonel Archinard se procurèrent de nombreux textes de savants soudanais dans le Palais d'Ahmadou, roi de Ségou.

[6] AI Omari, pp. 76, 80. 1927.

[7] E. BLOCHET : Catalogue des Manuscrits Arabes. Leroux, Paris, 1925.

[8] Basil DAVIDSON : L'Afrique avant les Blancs, p. 87. Paris 1962.



10/06/2011
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