Appels aux jeunes générations
Appels aux jeunes générations
D’une Afrique l’autre
A quand l’Afrique ? (1). Civilisés, dit-on (2). Derrière ces titres à l’ironie mordante, voici les témoignages de deux observateurs majeurs des mondes africains : Joseph Ki-Zerbo, historien et homme politique burkinabé, et Georges Balandier, anthropologue africaniste français.
Connu au Burkina comme « l’opposant de toujours », Ki-Zerbo revient, dans ces longs entretiens, sur son parcours d’intellectuel et d’homme d’action. Abordant mondialisation et développement, il égrène idées sociales et politiques. Premier africain agrégé d’histoire à la Sorbonne, codirecteur d’une monumentale Histoire générale de l’Afrique publiée par l’Unesco (3), il rappelle son combat pour « refonder l’histoire à partir de la matrice africaine » et « sortir du mimétisme des modèles venant d’ailleurs ». C’est l’engagement d’un homme qui, tout au long de sa vie, a su allier discours-réquisitoire et autocritique, rebondir en propositions. « Si nous nous couchons, nous sommes morts », tel est l’appel à l’action immédiate que l’infatigable historien lance aux jeunes, dont il regrette le désengagement. S’il interroge (A quand l’Afrique ?), c’est aussi pour leur rappeler que le combat pour l’autodétermination est loin d’être abouti.
Mais, avec ce titre, Ki-Zerbo interpelle aussi les dirigeants africains et tous ceux qui continuent de faire de l’Afrique l’objet d’une cynique exploitation, comme ces entreprises du Nord qui y transfèrent leurs déchets toxiques. Ou, plus insidieux, les faiseurs de beaux discours d’aide au développement, qui se servent de l’Afrique plus qu’ils ne la servent. Ki-Zerbo dresse ainsi un sévère réquisitoire contre la Banque mondiale, arguant que « le développement des êtres humains est trop sérieux pour le laisser entre les mains des seuls économistes ». Ses espoirs, Ki-Zerbo les place dans l’émergence d’une société civile internationale, un « échange culturel équitable » avec le Nord, le « développement endogène », l’intégration panafricaine et le potentiel des industries culturelles africaines. Convaincu que la transformation d’une société passe par l’éducation, il réitère l’une des idées phares de son combat : être sujet de son histoire.
Cet appel de Ki-Zerbo à un sursaut du continent noir trouve un prolongement dans le témoignage de Georges Balandier, qui avoue sans ambages que l’Afrique fut sa « véritable Sorbonne ». Assemblage de textes (inédits ou non), dont certains remontent aux années 1960, Civilisés, dit-on apporte un éclairage précieux sur l’oeuvre et la vie foisonnante d’une figure hors pair de l’anthropologie. Conçu en une structure éclatée (dans le temps, les champs, les écritures), cet ouvrage est servi par une rigueur de pensée et une élégance de langue. Il juxtapose à plaisir réflexion théorique de haut calibre, écrits plus intimes et portraits (Fanon, Leiris, Senghor). Balandier revient sur son inclination précoce pour l’africanisme. Il réitère ses divergences avec Lévi-Strauss et le structuralisme et son rejet d’une anthropologie du « pur », à laquelle il opposa très tôt un intérêt pour l’étude des syncrétismes.
Cultivant le goût de la rupture, la traque des nouveaux horizons et « l’interprétation obstinée des dynamismes qui construisent et déconstruisent sans achèvement l’univers social », Balandier n’hésite pas à se réclamer d’une « anthropologie des turbulences ». Gage d’ambition, mais aussi humilité et précaution d’un chercheur qui rappelle que c’est « l’exploration continue de l’actuel qui empêche la minéralisation de la pensée sociale ». Et c’est bien l’antithèse d’une minéralisation que Civilisés, dit-on dégage. S’y dévoile une pensée en mouvement qui réinterroge sans cesse le monde, y compris elle-même. Le concept de tiers-monde, celui de « situation coloniale », dont l’anthropologue constate la force critique actuelle, l’ancienne domination de pays à pays ayant été remplacée par une hégémonie en termes de puissance financière et technique et de maîtrise de réseaux. Le titre même de l’ouvrage interpelle le devenir incertain de l’« être civilisé », confronté à l’érosion des différences entre civilisations, à une « sur-modernité » déterminée par l’accroissement des capacités technologiques. Il interpelle aussi la mission de l’anthropologue face au nouvel acteur qu’est l’« hypersauvage suréquipé », sur lequel planent les « dangers de l’anesthésie cathodique ».
Christine Tully-Sitchet
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