Conscience Nègre

Conscience Nègre

Cheikh Anta Diop et la nouvelle génération africaine

CHEIKH ANTA DIOP ET LA NOUVELLE GENERATION AFRICAINE

Résumé :

 En nous quittant, Cheikh Anta Diop a laissé à l’Afrique un héritage digne du fabuliste français de La Fontaine, l’auteur du « laboureur et ses enfants ». Cet héritage nous enseigne que pour se libérer totalement de toute aliénation et de toute oppression et domination, les africains doivent connaître et maîtriser leur origine et leur passé. L’essentiel de l’œuvre, d’une exceptionnelle richesse de ce pionnier de la lutte pour l’indépendance, s’articulera autour d’un objectif final : la restauration de la conscience historique africaine et l’unification politique du Continent. Si depuis les indépendances des années 60, les pays africains dans leur grande majorité n’ont pas encore réussi à poser les bases d’un développement endogène et durable, il est  nécessaire de s’interroger pour cerner les causes essentielles de cette situation. C’est pourquoi, il incombe à la nouvelle génération africaine, en ces moments difficiles et de tourmentes de l’histoire politique, économique et sociale du Continent, de s’atteler à revisiter l’œuvre du savant sénégalais afin de s’y ressourcer, intellectuellement, spirituellement et moralement afin de jouer son véritable rôle à savoir : œuvrer pour un futur meilleur d’une Afrique unie et maîtresse de son avenir.

 

Introduction

 

Parmi les élites et les intellectuels africains, Cheikh Anta Diop est incontestablement un de ceux qui ont le plus marqué la vie des Africains au cours de la seconde moitié du XXe siècle en oeuvrant à désencombrer leur conscience des pesanteurs idéologiques consécutives à plusieurs siècles d’esclavage et de domination coloniale afin qu’ils assument pleinement leur destin et leur propre développement. A la fois intellectuel, nationaliste et panafricain, il a laissé une œuvre riche, abondante et pluridisciplinaire. Plusieurs facettes de la personnalité et de l’œuvre du savant peuvent, en effet, être évoquées. Mais, au delà de celles de l’historien, de l’égyptologue et du militant politique, c’est l’influence de son œuvre et son combat intellectuel et politique pour réhabiliter la pensée et la conscience historique africaines et pour l’unification politique de l’Afrique qui nous préoccupera ici, très particulièrement. Cela, d’autant plus que sa contribution est, aujourd’hui, capitale pour le renforcement du mouvement pour la renaissance africaine tant en Afrique que sur d’autres continents et pour la mise en œuvre des différentes approches de l’unité politique et culturelle actuelles de l’Afrique. Comme l’a si bien souligné le Professeur Goma-Thethet : « il est incontestablement l’un des rares intellectuels africains de sa génération à jouir encore de la considération qui était dévolue aux personnalités qui ont joué un rôle politique au cours de la période de l’accession aux indépendances[1] ». Dans la préface de L’Afrique de Cheikh Anta Diop publié chez Karthala par François-Xavier Fauvelle, en1996, Elikia M’Bokolo écrit à propos du savant africain : « L’Afrique noire a produit, depuis plus d’un siècle, un nombre significatif et une variété remarquable de talentueux historiens professionnels et philosophes de l’histoire. Mais aucun, assurément, n’a connu de son vivant, ni après sa mort, la notoriété qui est celle de Cheikh Anta Diop depuis le milieu des années 1950. Cette notoriété, Cheikh Anta Diop la doit à la qualité exceptionnelle de ses travaux de recherche et à son indéfectible engagement à faire redécouvrir aux Africains leur patrimoine historique et culturel (jeté aux calendes grecques par des siècles d’hégémonie européenne), mais aussi et surtout à aider à la construction d’une Afrique unie, maîtresse de son avenir ». Quant à Jean-Marc Ela, dans son magnifique ouvrage « Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser », il campait le savant sénégalais en ces termes : « Cheikh Anta Diop n’a pas seulement légué un riche héritage aux générations africaines : c’est l’apport de cet homme à l’histoire de l’humanité qui doit être pris en compte. Ce chercheur doit être situé à son vrai niveau qui est l’aventure de la raison dans l’histoire ». Aujourd’hui, les thèses de Cheikh Anta Diop ne cessent de connaître une adhésion fulgurante chez les intellectuels et chercheurs d’Afrique et de la Diaspora ainsi qu’au niveau de la jeunesse scolarisée. C’est pourquoi, au moment même où partout en Afrique noire on célèbre le cinquantenaire des indépendances, il convient d’apprécier à sa juste valeur les analyses de Cheikh Anta Diop qui apparaît comme un grand visionnaire. En effet, depuis les indépendances des années 60, on constate que la grande majorité des pays africains n’a pas encore réussie à poser les bases d’un développement endogène et durable malgré l’énorme potentiel humain et matériel dont elle dispose. Pourquoi ? On peut se risquer d’avancer que c’est parce que les Etats africains n’ont pas su ou pu se baser sur leur patrimoine historique et culturel pour mobiliser leurs peuples sur les chemins du progrès technique et du développement technologique. Nos dirigeants et nos élites n’ont pas su réunir tous les éléments culturels et idéologiques nécessaires à leurs citoyens pour asseoir et bâtir des Etats nations. C’est ce que les œuvres de Cheikh Anta Diop nous permettent de comprendre.

Dans cet article, nous nous intéresserons d’abord, à partir de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, à deux thèmes qui lui sont très chers, à savoir : la question de la restauration de la conscience historique africaine ainsi qu’à celle de la problématique de la réalisation de l’unité politique du Continent qui constituent aujourd’hui des préoccupations majeures pour la nouvelle génération africaine et pour de nombreux intellectuels et praticiens politiques africains et de la diaspora et qui leur servent de terrain de réflexion. Ensuite, nous nous questionnerons sur l’impact de son œuvre et de son combat sur la jeunesse africaine actuelle.

 I- « Nations nègres et culture » ou la restauration de la conscience historique africaine par une reconstitution scientifique et critique du passé

Dans son ouvrage Cheikh Anta Diop s’attèle à démontrer que la civilisation de l'Egypte ancienne était négro-africaine. Il justifie les objectifs de sa recherche en ces termes : « L'explication de l'origine d'une civilisation africaine n'est logique et acceptable, n'est sérieuse, objective et scientifique, que si l'on aboutit, par un biais quelconque, à ce Blanc mythique dont on ne se soucie point de justifier l'arrivée et l'installation dans ces régions[2] ». Il propose non seulement, une « décolonisation » de l'histoire africaine, mais aussi, fonde une « Histoire » africaine à partir de l’analyse de l'identification des grands courants migratoires et la formation des ethnies, de la délimitation de l'aire du monde noir qui s'étend jusqu'en Asie occidentale, dans la vallée de l'Indus et de la démonstration de l'aptitude des langues africaines à supporter la pensée scientifique et philosophique. En redonnant une histoire, une conscience historique aux Africains, il souhaite surtout rétablir leur dignité. En effet, sa thèse sur l’origine nègre des Egyptiens permet à Cheikh Anta Diop d’atteindre le but qu’il s’est fixé, à savoir : établir ou plutôt rétablir la continuité historique de l’Afrique et l’unité culturelle du Continent.

Pour lui, les Africains, doivent s’appuyer sur l’affirmation de leur personnalité et travailler à la réappropriation de leur conscience historique afin de s’émanciper totalement de la domination politique, économique et culturelle étrangère. C’est ainsi que toute son œuvre historique s’organise autour de cette thèse centrale. Remontant à l’origine nègre de la civilisation égyptienne, il s’applique à rétablir la continuité historique de l’Afrique afin d’aboutir à l’unité culturelle du Continent. Outre les objections scientifiques, cette thèse souleva de vives protestations : « tout simplement, parce qu’il s’agit d’un peuple noir qui a créé une civilisation»[3], estime Cheikh Anta Diop qui précise que les Grecs contemporains des Egyptiens étaient pourtant conscients du caractère nègre de ceux-ci. Les témoignages de grands érudits comme Hérodote, Strabon, Solon, Diodore de Sicile et bien d’autres anciens auteurs[4], l’attestent clairement. Du reste, quelques européens comme le savant français Volney qui voyagea en Egypte entre 1783 et 1785, l’architecte, archéologue et égyptologue français Emile Amélineau, le dessinateur, graveur et artiste Dominique Vivant Denon qui accompagna Bonaparte dans l'expédition d'Egypte (1798-1799) se sont également rendus compte de ce que Cheikh Anta Diop estime être une évidence. Des chercheurs africains comme Ki Zerbo sont aussi arrivés à cette même conclusion : « Pour l’ethnologue préhistorique, il semble qu’il y a 20.000 ou 30.000 ans, la race noire était de beaucoup la plus répandue dans le monde, que son aire géographique s’étendait de la Corée aux rives du Danube et du sud de l’Inde aux rivages méditerranéens en couvrant également la totalité du continent noir ». Ce n’est donc pas pour rien que l’on a appelé l’Afrique « le continent noir ». Il poursuit ensuite en ces termes : « Nous devons remonter à nos sources et jusqu’aux plus lointaines. Je pense ici à ce qu’on peut appeler la question d’Egypte et même la bataille d’Egypte. Deux questions se posent ici. D’abord la parenté entre l’Egypte et l’Afrique noire actuelle. Les témoignages de cette parenté pullulent et tous sont prêts à les admettre. Alors se pose la deuxième question, celle de l’antériorité et du sens du courant d’influence. Alors certains égyptologues mettent le véto. C’est le mérite de Cheikh Anta Diop d’avoir, après les historiens et savants comme Hérodote, Volney, Amélineau, accumulé les preuves tendant à identifier les Egyptiens comme d’authentiques nègres[5] ».

 

Dans « Nations nègres et culture » Cheikh Anta Diop s’est donc attelé à faire ressortir et à analyser en profondeur tous ces témoignages anciens oubliés ou sciemment écartés par les savants européens qui pendant cent cinquante ans d’érudition, ont réussi à imposer au monde entier un ensemble de mythe travestissant la réalité et niant le rôle civilisateur de la race noire.

Se basant sur une méthodologie historique qui se veut à la fois comparative et chronologique, Cheikh Anta Diop ne se contente pas seulement d’établir, pour l’histoire africaine, un schéma chronologique pareil à celui de l’histoire occidentale – ce qui la situe sur un pied d’égalité avec elle – elle lui permet encore d’affirmer, en annexant l’Egypte et l’Afrique noire, l’antériorité de l’histoire africaine sur l’histoire européenne. Et c’est là qu’intervient, comme l’a souligné Joseph Ki Zerbo (cf. « Histoire et conscience nègre »), la question « du sens du courant d’influence ». Sur ce point, Cheikh Anta Diop recourt aux très nombreux témoignages de savants grecs sur les emprunts que la Grèce fit à l’Egypte, emprunts que nul, même parmi ses plus farouches contradicteurs, ne lui conteste. Pour Cheikh Anta Diop, l’influence de l’Egypte sur la Grèce ne souffre d’aucun doute car depuis les temps historiques, bien des grecs firent le voyage d’Egypte. Comme le rapporte Platon dans la Timée, Solon vint chez les prêtres égyptiens et reconnut auprès d’eux son ignorance. Ceux-ci s’en étonnèrent et jugèrent ces Grecs comme de jeunes barbares sans traditions culturelles, ainsi que le rapporte Platon : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants … Que veux-tu dire, demanda Solon ? – Vous êtes jeunes d’esprit, répliqua le prêtre égyptien, car vous ne possédez nulle tradition vraiment antique, nulle notion blanchie par le temps ». Platon lui-même, accompagné d’Eudoxe, séjourna treize ans en Egypte. Strabon rapportera plus tard qu’on montrait encore à Héliopolis la chambre où ils avaient habité[6]. On peut aussi verser au dossier de l’influence égyptienne sur la Grèce ce témoignage pathétique de Thalès de Milet dans un monologue sur les bords du Nil en l’an 564 AC : « Après seize années passées à m’instruire, j’ai quitté l’Egypte ; j’avais trente ans alors, je ne croyais plus la revoir ; mais j’ai voulu accompagner Solon qui vient ici pour la troisième fois (…) je viens vous voir encore avant de mourir, à l’âge de 70 ans, sombres Pyramides, et toi, Nil, qui coule, mystérieux comme le monde, sans que l’on sache d’où tu es sorti ! Voilà donc ces lieux qui ont attiré ma jeunesse, et qui m’appellent encore au déclin de ma vie. Je croyais que ce sol, qui s’éleva le dernier du sein des eaux, que ces vieux monuments de Memphis avaient une voix pour raconter l’origine de l’univers et la naissance du premier homme[7] ». Il faut admettre qu’il est difficile de mettre en doute le témoignage oculaire de tous ces savants, érudits et voyageurs grecs. La conclusion de tous ces développements s’impose avec évidence : à l’origine du « miracle grec », fondement de la culture européenne, il y a l’Egypte. L’antériorité de la culture africaine sur la culture occidentale est ainsi établie.

 

II- L’influence de l’œuvre et du combat de Cheikh Anta Diop sur la nouvelle génération africaine

 

L’œuvre de Cheikh Anta Diop a largement contribué à la réhabilitation de la conscience historique africaine ainsi qu’au combat pour l’indépendance et l’unité de l’Afrique noire. En février 1952 dans bulletin mensuel de L’AERDA : « La voix de l’Afrique noire » Cheikh Anta Diop, dans un article intitulé « Vers une idéologie politique africaine », énonce pour la première fois, en Afrique francophone, les principes de l'indépendance nationale et de la constitution d'une fédération d'Etats démocratiques africains à l'échelle continentale. Il est donc clair que la question de l’indépendance politique du continent était déjà sa grande préoccupation à l’opposé de la plupart des politiciens Ouest-africains qui signeront les « indépendances » de 1960 en se présentant hypocritement comme les champions de la liberté et de la démocratie. Avec cinquante et un (51) ans de recul, que pouvons-nous retenir de ses thèses et quelles leçons pouvons-nous en tirer dans le cadre de la célébration du Cinquantenaire des indépendances africaines ? Il faut convenir que Cheikh Anta Diop par ses travaux a permis de combattre, de façon déterminante, les effets désastreux de l’aliénation culturelle sur les élites et les intellectuels nègres atteints du complexe de colonisé. Son œuvre a eu un effet salutaire par de nombreux côtés sur les élites africaines à qui il a offert, comme le souligne Fanon, « un aliment culturel à la mesure du panorama glorieux établi par le colonisateur ». C’était donc à partir de cette vision que les élites africaines devaient conduire le combat pour l’indépendance tout en s’en servant comme guide dans la construction de nations viables. Malheureusement, lors des « indépendances » des années 60, c’est un tournant que les élites intellectuelles et politiques africaines n’ont pas pu et su négocier. Faut-il encore rappeler qu’avec les indépendances certains voyaient dans l’arrivée des peuples africains sur la scène politique, la grande révolution du XXème siècle. Ainsi, Albert Gérard (dans un article intitulé « Humanisme et négritude » paru dans la Revue Diogène n° 37, 1962) écrivait : « L’accession de nombreux Etats africains à l’indépendance et aux tribunes internationales n’est qu’un temps – un temps fort, certes – dans l’extraordinaire processus d’accélération de l’histoire dont notre époque a l’infortune et le privilège d’être le témoin. Les historiens de l’avenir constateront vraisemblablement que la véritable révolution du vingtième siècle ne fut ni la révolution soviétique, ni la  révolution nucléaire. Infiniment plus important pour les destinées de l’humanité et de sa civilisation est le fait que, pour la première fois depuis les origines de l’espèce humaine, la grande majorité des hommes a le droit et la possibilité d’intervenir activement dans la gestion des affaires du globe. Cette subite évolution ne peut être comparée qu’à celle qui se produisit lorsque nos ancêtres germaniques, il y a quinze siècles, enlevèrent à l’Empire romain sa suprématie jusqu’alors incontestée. Il faut remonter au cinquième siècle de notre ère pour trouver un évènement capable d’avoir sur l’avenir de la race humaine et sur l’évolution de sa civilisation des conséquences aussi amples et aussi profondes que celles qu’auront sans aucun doute les évènements que nous vivons aujourd’hui…».

Avec la célébration du Cinquantenaire des indépendances, il est temps pour les Africains, de se mettre définitivement à l’écoute de Cheikh Anta Diop afin de récupérer leur histoire, de se réapproprier leur destin et de se faire respecter afin que le demi-siècle à venir soit celui d’une indépendance vraie pour l’Afrique, assise sur des bases économiques solides et appuyée par des partenariats diversifiés tournant définitivement le dos aux pratiques coloniales, postcoloniales ou à toute autre forme de domination et d’exploitation. Toute l’œuvre de Cheikh Anta Diop nous guide et nous aide à réaliser ces objectifs. L’historiographie véritable de l’Afrique date pratiquement de lui, de ses premiers balbutiements à sa maturité et à son indépendance idéologique. Ses travaux ont joué un rôle pivot dans tout ce qui touche à la préhistoire de l’humanité et à l’antiquité africaine. Son grand mérite est d’avoir été le premier, dès les années 1950, à rechercher et à préconiser une stratégie devant conduire à l’indépendance politique et économique réelle du continent. Les africains, notamment les intellectuels, les chercheurs, les élites ainsi que les jeunes générations devraient travailler, aussi, à approfondir l’œuvre du savant.

En effet, l’écriture diopienne est celle de la conscience historique africaine et de sa restauration. Elle démonte, démontre en même temps qu’elle interpelle. Il n’est donc point étonnant que, de nos jours, dans de nombreux pays africains, la nouvelle génération commence à s’engouffrer de manière significative dans le créneau ouvert par Cheikh Anta Diop. On assiste en effet, à un regain de dynamisme des Clubs, cercles d’études et d’Associations comme les Générations Cheikh Anta Diop dans plusieurs pays africains (Niger, Mali, Sénégal, Burkina Faso) et qui, au-delà même de l’étude et de la réflexion sur les thèmes d’étude du savant sénégalais, développent des activités diverses (conférences, colloques et initiations au hiéroglyphes, ciné-débats, articles et émissions dans les médias, etc.) sur la problématique de la souveraineté véritable de la plupart des pays africains et sur celle de l’unité du Continent.

Au niveau même de l’ensemble du Continent, le succès, de plus en plus perceptible, du concept de « Renaissance africaine » et les débats qu’il suscite témoigne de l’intérêt manifeste des élites nouvelles par rapport à cette question. En effet, ce concept que Cheikh Anta Diop avait déjà formulé dès 1948 (cf. l’article : « Quand pourra t-on parler d’une renaissance africaine » paru dans la revue le Musée Vivant, n° spécial 36-37, Nov. 1948, pp 65-97) est maintenant revisité par certains nombre de chercheurs et même par des structures de recherche en Afrique en faisant appel aux valeurs culturelles africaines et en mettant l’accent sur le développement des langues africaines qui est une condition préalable pour une vraie renaissance selon Cheikh Anta Diop.

C’est dans cette dynamique que se situe le couturier et styliste burkinabé Pathé Ouédraogo (l’habilleur de Nelson Mandela) quand il condamne la tendance trop poussée des africains, particulièrement des élites, à s’habiller à l’occidental et à consommer étranger, alors que le continent regorge de ressources et de matières premières comme le coton qui malheureusement, sont presque totalement exportées et transformées à l’extérieur, pour revenir mener une concurrence féroce et injuste à la maigre production intérieure, notamment du secteur vestimentaire. Pour lui, les africains doivent rester eux mêmes car c’est par la prise de conscience nette de leur patrimoine culturel et historique qu’ils pourront se forger une personnalité africaine débarrassée de toute forme d’aliénation. C’est aussi ce système que Bob Marley dénonce sous le terme de Babylone (Le thème de Babylone, dans la culture reggae et rastafari désigne l'occident matérialiste). Mieux que les politiciens africains, ce chanteur et guitariste de reggae jamaïcain, avec sa célèbre composition Africa Unite contenu dans l’album Survival, sortie en 1979, a fait comprendre aux masses populaires africaines la nécessité d’une Afrique unie. Tout comme Cheikh Anta Diop, Marley a dénoncé la falsification de l’histoire africaine. Chantre de l’unité africaine, Bob Marley est resté attaché à l’Afrique jusqu’à son dernier souffle. Son engagement politique et culturel a fait de nombreux émules en Afrique au sein de la jeunesse, notamment au niveau des artistes. Un des plus dignes représentants de cette génération d’artistes est le chanteur de reggae ivoirien Doumbia Moussa Fakoly plus connu sous le nom de Tiken Jah Fakoli. Dans ses chansons (cf. Cours d’histoire ; Mangercratie ; Françafrique, etc.) il affirme faire de la musique pour « éveiller les consciences » et pour dénoncer les injustices, l’oppression des peuples, le colonialisme et le néo-colonialisme comme l’atteste ce refrain :

« Après l’abolition de l’esclavage »
Ils ont créé la colonisation
Lorsque l'on a trouvé la solution,
Ils ont créé la coopération
Comme on dénonce cette situation.
Ils ont créé la mondialisation.
Et sans expliquer la mondialisation,
C'est Babylone qui nous exploite
»

De nos jours, les textiles africains (comme le pagne Kente[8] au Ghana et en Côte d’Ivoire, le Faso Danfani[9] au Burkina Faso), les œuvres d’arts et de l’artisanat, alimentent la plupart des défilés de mode, les foires commerciales et autres manifestations culturelles sur tout le Continent et au-delà dans la diaspora africaine, notamment aux Amériques. En définitive, les Africains, notamment les nouvelles générations, avec Nations nègres et culture, peuvent puiser à une source fraîche et intarissable, une matière à se reconstruire et à reconstruire le monde, avec une exigence de vérité scientifique. Ils peuvent aussi envisager leurs rapports aux autres, déchargés et décomplexés des lourdeurs idéologiques.

 

En guise de conclusion

 

En définitive, que pouvons nous retenir au terme de cet article sur la contribution de Cheikh Anta Diop et sur l’influence de son œuvre sur les intellectuels, les élites et surtout sur les nouvelles générations d’Africains ? Il convient d’indiquer d’abord pour les jeunes générations que Cheikh Anta Diop est un exemple à suivre pour au moins trois raisons. Il y a d’abord la qualité de son travail scientifique ; malgré des failles que certains ont pu relever, ce travail ne manque, ni de cohérence, ni de méthode scientifique. En effet, comme l’a si bien souligné Jean Fonkoué[10], tous les sujets qu’il a traités sont dans leur ensemble, étroitement et rigoureusement imbriqués. Ainsi, par exemple, Nations nègres et Culture (1954) trouve son prolongement dans l’ouvrage L’unité culturelle de l’Afrique noire (1960). Ces deux livres annonce le questionnement de Cheikh Anta Diop sur Antériorité des Civilisations nègres : Mythe ou vérité historique (1967)? Avec parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (1977), il nous rassure qu’il ne s’agit pas d’un mythe mais bel et bien d’une vérité scientifique. Il y a ensuite, ses qualités humaines caractérisées par un grand humanisme et une probité intellectuelle hors du commun que tous ceux qui l’ont abordé, y compris ses plus farouches adversaires, ont mis en avant. Il y a, enfin, son entêtement à défendre une Afrique noire unie et maîtresse de son avenir. Beaucoup de changements survenus dans les domaines de l’historiographie africaine lui sont redevables. En fait, il n’est pas exagéré de dire que la vie de Cheikh Anta Diop, c’est aussi l’histoire extraordinaire d’un savant africain qui a réussi à vaincre, pratiquement à lui tout seul, l’idéologie coloniale. Le professeur Jean Devisse, le rapporteur du Colloque du Caire et grand contradicteur de Cheikh Anta Diop, celui là même qui avait évoqué « le complexe de colonisé » à son endroit, réexaminera son appréciation sur lui, de façon émouvante peu de temps avant le décès du savant en ces termes : « ... l’homme et le savant [Cheikh Anta Diop] ont été au cœur de trop de contestations et de controverses, l’œuvre est trop importante pour que le silence les recouvre. (...) L’Europe, tout particulièrement la France, a beaucoup hésité à prendre en considération cet homme et les idées dont il était porteur. (...) Peu d’historiens auront renversé autant d’idées reçues, bouleversé autant de perspectives, ouvert autant de pistes de recherches (…) Je tiens à lui dire [à Cheikh Anta Diop], et je suis heureux de le faire à Yaoundé, à l’occasion de ce colloque, que je lui suis profondément reconnaissant de m’avoir, par sa ténacité, par son acharnement de chercheur, contraint à modifier plus d’un de mes points de vue, à abandonner nombre de préjugés que m’avait inculqués l’éducation que j’ai reçue. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui sur tous les points, je lui devais cet hommage[11] ». L’historiographie véritable de l’Afrique date pratiquement de lui, de ses premiers balbutiements à sa maturité et à son indépendance idéologique. C’est parce qu’il a réactivé et radicalisé le débat sur l’Egypte pharaonique, que l’historiographie mondiale a concédé une certaine relecture et a notablement évolué vers une Egypte africaine dans sa culture et sa langue. Cheikh Anta Diop est, parmi les premiers intellectuels et historiens africains, celui qui a le plus contribué à réconcilier l’Afrique avec son passé et lui a donné des raisons de croire à son avenir. Ces paroles de Mgr Tshibangu Tshishiku, ancien recteur honoraire de l’Université nationale du Zaïre lors de l’hommage officiel rendu par les hommes de science et de culture zaïrois à Cheikh Anta Diop, le 25 février 1980, résument et traduit bien l’estime de ses pairs : « Nous proposons Cheikh Anta Diop à la jeunesse africaine consciente d’aujourd’hui comme un grand modèle qu’elle doit avoir l’ambition d’imiter, modèle de stricte et très haute culture scientifique et d’engagement inconditionnel pour l’Afrique ».

 

 

 



[1] Goma-Thethet. Cheikh Anta Diop et l’avenir de l’Afrique (Une relecture des Fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire ), 30è anniversaire du codesria, Dakar, Sénégal, 10-12 décembre 2003

[2] Cheikh Anta Diop. Nations Nègres et Culture. Paris : Présence africaine, 1979, p. 13

[3] « Les intellectuels », in : la Vie Africaine n° ?

[4] NN, p 21-25

[5] Joseph Ki-Zerbo, « Histoire et conscience nègre », P.A, 1957,67-68

[6] Pour plus d’information sur l’influence égyptienne sur la Grèce, voir Bulletin de IFAN « Apport de l’Egypte à la civilisation », 524-540

[7] Portelette, Constant. Histoire dialoguée de la philosophie. Besançon, 1845, pp. 17-27 (Cité par Jean Fonkoué)

[8] Pagne confectionnée à partir de bandes de tissus ornés de motifs symboliques et traditionnels Akan. C’est la tenue par excellence dans la cour royale des ashantis.

[9] Pagne tissé à base du coton local.

[10] Fonkoué, Jean. Op. cit. p. 49

[11] Jean Devisse, professeur émérite à l’Université de Paris I, « Apport de l’archéologie à l’histoire de l’Afrique », in : l’archéologie du Cameroun, Actes du premier colloque international de Yaoundé, 6-9 janvier 1986, études réunies par Joseph-Marie Essomba. Cité par René-Louis Parfait Etilé

 



06/05/2011
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