Conscience Nègre

Conscience Nègre

CHEIKH ANTA DIOP ET LES INDEPENDANCES AFRICAINES

 

DE L’AFRIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP A L’AFRIQUE DU CINQUENTENAIRE DES INDEPENDANCES AFRICAINES


La production intellectuelle de Cheikh Anta Diop est prodigieuse. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux et d’articles scientifiques de très grande valeur. Son œuvre a, non seulement, servi de vivier idéologique et identitaire au combat de nombreux nationalistes africains francophones pour l’indépendance, mais encore, ses travaux sont devenus, aujourd’hui, un point de ralliement pour les nouvelles générations d’intellectuels africains et de la diaspora. Depuis « Nations nègres et culture », Cheikh Anta Diop s’est attaché dans tous ses travaux à restituer aux Africains leur conscience historique. Il montre que la perte de celle-ci, doublée de la perte de la souveraineté nationale par suite d’une occupation étrangère prolongée, à l’exemple de l’Egypte ancienne sous les Romains, conduit à la stagnation voire à la régression. S’appuyant sur l’histoire de l’Egypte pharaonique, la civilisation africaine la plus ancienne, la plus longue et la plus brillante du monde, Cheikh Anta Diop s’est assigné la mission de rétablir la continuité du mouvement historique africain. Après avoir trouvé un continuum entre les cultures au sud du Sahara et celle de l’Egypte pharaonique, il s’est s’attelé à unifier l’histoire négro-africaine à celle de l’ensemble égypto-nubien. L’essentiel de son œuvre s’articulera donc autour de cette tâche dont l’objectif final est l’unification politique de l’Afrique. Ses idées sur cette question sont développées dans son ouvrage : « Les fondements culturels, techniques et industriels d'un futur État fédéral d'Afrique noire ». Dans cet ouvrage, il s’attèle à dégager tous les traits culturels communs aux africains, depuis la structure familiale jusqu’à celle de la cité en passant par la superstructure idéologique, la morale, la philosophie, la religion et l’art, la littérature et l’esthétique. Tirant les conclusions pratiques de plusieurs années d’études des problèmes africains, il démontre le bien-fondé et la justesse de sa position pour une Afrique unie afin d’éviter la « sud-américanisation » du Continent avec comme conséquence « une prolifération de petits Etats dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique (…) sous la domination économique de l’étranger…Pour éviter un tel sort à l’Afrique Noire, l’idée de la Fédération doit refléter chez nous tous, et chez les responsables politiques en particulier, un souci de survie…[1] ». Aujourd’hui, au moment même où partout en Afrique noire on célèbre le cinquantenaire des indépendances, on peut apprécier à sa juste valeur les analyses et les appréciations de Cheikh Anta Diop qui apparaît comme un grand visionnaire. En effet, depuis les indépendances des années 60, on note que la grande majorité des pays africains n’a pas encore réussie à poser les bases d’un développement endogène et durable malgré l’énorme potentiel humain et matériel dont elle dispose. Pourquoi ? De prime abord, on peut avancer que les Etats africains n’ont pas su ou pu se baser sur leur patrimoine historique et culturel pour se déployer dans les chemins du développement en prenant irrémédiablement leurs destins en main. Nos dirigeants et nos élites n’ont pas su réunir tous les éléments culturels et idéologiques nécessaires pour asseoir et bâtir des Etats nations. C’est ce que les œuvres de Cheikh Anta Diop nous permettent de comprendre. En effet, partout où de nouvelles nations se formèrent, l’exaltation du passé précéda et prépara l’indépendance nationale. C’est pourquoi, au moment des indépendances, s’opposant à certains leaders politiques qui soutenaient qu’il fallait sauter le stade intermédiaires des cultures nationales pour s’intégrer d’emblée à la culture universelle[2], Cheikh Anta Diop rappela que l’Europe elle-même ne l’a pas fait et s’est basée sur ses idéologies nationales pour bâtir des nations au cours du XVIIIe siècle pour la plupart d’entre elles. L’indépendance politique, disait-il, est inconcevable sans indépendance culturelle, sans l’acquisition ou la réactivation d’une identité culturelle surtout pour nous autres africains qui sortaient de quatre (4) siècles d’esclavage et de colonisation avec comme conséquence une stagnation culturelle et un effacement politique accentué. Il était donc nécessaire sinon obligatoire pour les Africains, à l’image des peuples asiatiques, au sortir de cette face nocturne de leur histoire, de se doter d’une superstructure idéologique et culturelle solide afin de se réapproprier leur passé et d’en être pleinement conscients car, comme il le précisait avec insistance à la veille des indépendances : « En redécouvrant ainsi notre passé, on contribue à recréer la conscience historique sans laquelle il n’y a pas de grandes nations [3]». C’est ainsi que l’objectif de Cheikh Anta Diop dans ses travaux a toujours été de rétablir la « vérité » sur l’humanité noire et à fournir aux africains, notamment aux hommes politiques, leurs véritables thèses de combat pour l’émancipation du Continent. Pourquoi donc, avec leur accession à l’indépendance, les pays africains n’ont pas pu enlever aux puissances coloniales leurs suprématies encore incontestées ? C’est parce qu’ils n’ont pas fait l’effort de rechercher les continuités historiques reliant l’Afrique antique à l’Afrique coloniale en exhumant une histoire africaine et une interprétation du passé afin que l’Afrique cessât d’être le parent pauvre de l’histoire, de la civilisation, de la science, de l’abstraction, de l’innovation sociale et organisationnelle. Si l’Afrique, cinquante années après les indépendances, continue encore de balbutier pour trouver sa voie dans un développement durable, c’est parce que ses élites ne se sont pas basées sur leur passé et n’ont pas su ou pu puiser dans leur patrimoine culturel et historique pour bâtir des nations solides et viables.


L’origine nègre de la civilisation égyptienne


Sur cette question, Cheikh Anta Diop s’est attelé toute sa vie et à travers toutes ses œuvres à démontrer que sans s’appuyer sur l’affirmation de leur personnalité et sans travailler à la réappropriation de leur conscience historique, les Africains étaient encore loin d’atteindre le bout du tunnel conduisant à leur émancipation totale de la domination politique, économique et culturelle étrangère. C’est ainsi que toute l’œuvre historique de Cheikh Anta Diop s’organise autour de cette thèse centrale, à savoir que l’ancienne civilisation égyptienne fut une civilisation nègre. Ainsi, remontant à l’origine nègre de la civilisation égyptienne, Cheikh Anta Diop rétabli la continuité historique de l’Afrique et abouti à l’unité culturelle du Continent. Outre les objections scientifiques, cette thèse souleva de vives protestations : « tout simplement, parce qu’il s’agit d’un peuple noir qui a créé une civilisation»[4], estime Cheikh Anta Diop. Même les Grecs contemporains des Egyptiens étaient conscients du caractère nègre de ceux-ci. Les témoignages de grands érudits comme Hérodote, Strabon, Solon, Diodore de Sicile et bien d’autres anciens auteurs[5], l’attestent clairement. Du reste, quelques européens comme le savant français Volney[6] qui voyagea en Egypte entre 1783 et 1785, l’architecte, archéologue et égyptologue français Emile Amélineau, le dessinateur, graveur et artiste Dominique Vivant Denon qui accompagna Bonaparte dans l'expédition d'Egypte (1798-1799) se sont également rendus compte de ce que Cheikh Anta Diop estime être une évidence. C’est dans son ouvrage « Nations nègres et culture » que Cheikh Anta Diop a fait ressortir et a analysé tous ces témoignages anciens oubliés ou sciemment écartés par les savants européens qui pendant cent cinquante ans d’érudition, ont réussi à imposer au monde entier un ensemble de mythe travestissant la réalité et niant le rôle civilisateur de la race noire. Ainsi, prit naissance, le « mythe chamite », théorie selon laquelle tout phénomène de civilisation du Continent noir serait dû, en dernière analyse, à la race chamite, dont on a fait une race caucasienne, donc blanche. Mais, Cheikh Anta Diop se demande pourquoi cette prétendue race chamite serait-elle blanche alors que la racine contenu dans Cham signifie en hébreu, en égyptien et même en ouolof, noir charbonné, chaleur[7]. Ce qu’on arrive pas à comprendre, au contraire, c’est comment on a pu faire des « Chamites » une race blanche. Ou, plutôt, nous dit Cheikh Anta Diop, on ne le comprend que trop bien. En effet, « suivant les besoins de la cause, Cham est maudit, noirci, et devient l’ancêtre des nègres. C’est le cas chaque fois que l’on parle de relations sociales. Mais il est blanchi chaque fois que l’on cherche l’origine de la civilisation parce qu’on le trouvera là, habitant le premier pays civilisé du monde. C’est alors qu’on imagine la notion de Chamites orientaux et occidentaux qui n’est autre chose qu’une invention commode, pour enlever aux Nègres le bénéfice moral de la civilisation égyptienne et des autres civilisation africaines[8] ». Ainsi donc, à en croire les défenseurs du mythe chamite, « c’est en vain qu’on chercherait, jusqu’au cœur de la forêt tropicale, une seule civilisation qui, en dernière analyse, serait l’œuvre de Nègres. Les civilisations éthiopiennes et égyptiennes, malgré le témoignage formel des Anciens, celles d’Ifé et du Bénin, celle de Ghana, toutes celles dites néo-soudanaises (Mali, Gao, etc.) seraient l’œuvre des Blancs[9] ». C’est pourquoi, pour combattre l’ensemble des théories élaborées par la science occidentale, il importe pour Cheikh Anta Diop, en tout premier lieu, de prouver, d’une manière irréfutable, l’origine nègre de la civilisation égyptienne. C’est ce à quoi, il se consacre dans la première partie de « Nations nègres et culture ». Plus tard, en 1962, Cheikh Anta Diop publiera, dans le Bulletin de l’IFAN, une longue étude sur ces questions. Il y reprend les points les plus attaqués de ses thèses en les approfondissant et en se fondant sur de nouveaux éléments. En effet, nous entrainant dans les représentations humaines de la préhistoire, il s’emploie à nous convaincre qu’elles relèvent de personnages indubitablement nègres ; que la nature nègre de l’Egyptien s’est maintenue à travers toute l’histoire égyptienne pharaonique ; qu’elle ressort également de l’examen scientifique des momies dont l’épiderme atteste la pigmentation qui caractérise le Nègre. Et Cheikh Anta Diop d’affirmer : « de la préhistoire à Cambyse, l’Egypte est peuplée de Nègres métissés à des degrés divers sans que ce métissage ait jamais atteint une ampleur suffisante pour provoquer un bouleversement des constantes raciales[10] ».  Du reste, si les Egyptiens avaient été de race blanche, ils n’auraient pas reproduit en noir le dieu Osiris, leur ancêtre[11]. En réalité, la thèse sur l’origine nègre des Egyptiens chez Cheikh Anta Diop a pour but d’établir ou de rétablir la continuité historique de l’Afrique et l’unité culturelle du Continent.


La continuité historique de l’Afrique : La préhistoire et l’Antiquité


Partant du constat que les efforts des savants européens pour reconstituer le passé de l’Afrique n’ont pas abouti à rattacher la culture africaine à une souche quelconque, Cheikh Anta Diop recommande au chercheur africain de s’armer au départ d’une certitude : à savoir que sa culture « n’est pas une création spontanée et ne peut être que la continuation d’une culture antérieure dont la détermination doit être l’objet de ses recherches[12] ». Pour réfuter la prétendue supériorité de la race blanche bâtie autour du « mythe chamite », théorie selon laquelle tout phénomène de civilisation du continent noir serait dû, en dernière analyse, à la race chamite, Cheikh Anta Diop interroge la préhistoire et remonte jusqu’à l’origine de l’humanité. L’homme moderne, Homo sapiens sapiens (homme deux fois sages) est apparu en Afrique, il y a environ 200.000 ans dans la région des grands lacs. Il n’a acquis son potentiel d’émigration hors d’Afrique que depuis seulement 40.000 ans à la faveur d’une période de réchauffement pendant la glaciation de Würm, quatrième glaciation du pléistocène apparue il y a 100.000 ans. La particularité de cette glaciation c’est qu’elle est caractérisée par des alternances de longues périodes de grand froid suivies d’une période assez courte de réchauffement. Ce qu’il faut souligner ici, pour une meilleure compréhension, c’est qu’une glaciation, sur le plan climatique, se caractérisait par le fait que l’hémisphère nord était recouvert de neige et de glace avec des températures équivalentes à celles observées aux pôles actuellement. L’hémisphère sud, par contre, se caractérisait par un climat très favorable ce qui compensait largement l’étendue de terrain rendue inhospitalière par la couverture glaciaire. La fin du pléistocène, il y a 10.000 ans, c'est-à-dire la fin des glaciations, s’est manifestée par des phénomènes climatiques particuliers ayant entrainés un réchauffement important avec comme conséquence la montée des eaux dans les océans et les mers[13]. Avec la fin de cette glaciation würmienne qui a duré 90.000 ans pour ne se terminer qu’il y a 10.000 ans, l’humanité se trouve donc actuellement à l’holocène. Il convient de noter ici, avec force, que c’est au cours de cette période glaciaire würmienne que des changements importants et définitifs interviendront au sein de l’ancien monde car deux groupes humains se distingueront désormais : ceux qui sont restés en terre africaine et ceux se retrouvant piégés dans les régions glaciaires de l’hémisphère nord. Dès lors, ce sont deux humanités ontologiques qui prendront naissance dans deux berceaux totalement différents : les steppes eurasiatiques (pour les indo-européens) et l’Afrique (pour les nègres). Tous les savants s’accordent aujourd’hui sur ces faits ainsi que sur le rattachement de l’homo sapiens au type négroïde. Selon Cheikh Anta Diop : « Chronologiquement, c’est cette race de Grimaldi que l’on trouve d’abord, à l’exclusion de toute race blanche, jaune ou autre ». Il sortit d’Afrique il y a 40.000 ans et évoluera dans un processus d’adaptation au milieu pour donner naissance à l’homme de Cro-Magnon, le premier spécimen d’homo sapiens de race blanche, il y a environ 20.000 ans. C’est ainsi que s’est réalisé le processus de leucodermisation de l’humanité nègre en environnement glaciaire. Les races humaines sont donc en toute rigueur d’origine glaciaire avant de devenir une problématique idéologique. Le blanc est sorti du noir dans les mêmes grottes, dans une région de très grand froid. De nos jours ces données sont irréfutables sur le plan scientifique. En effet, les techniques de datation actuellement en vigueur en paléontologie humaine situent l’homme de Cro-Magnon au solutréen, c'est-à-dire il y a seulement 20.000 ans. Il faut donc reconnaître « en toute objectivité que le premier homo sapiens était un « négroïde ». D’autres spécialistes confirment aussi cette analyse. Ainsi, Ki Zerbo écrit : « Pour l’ethnologue préhistorique, il semble qu’il y a 20.000 ou 30.000 ans, la race noire était de beaucoup la plus répandue dans le monde, que son aire géographique s’étendait de la Corée aux rives du Danube et du sud de l’Inde aux rivages méditerranéens en couvrant également la totalité du continent noir[14] ». Ce n’est donc pas pour rien que l’on a appelé l’Afrique « le continent noir ». Il poursuit ensuite en ces termes : « Nous devons remonter à nos sources et jusqu’aux plus lointaines. Je pense ici à ce qu’on peut appeler la question d’Egypte et même la bataille d’Egypte. Deux questions se posent ici. D’abord la parenté entre l’Egypte et l’Afrique noire actuelle. Les témoignages de cette parenté pullulent et tous sont prêts à les admettre. Alors se pose la deuxième question, celle de l’antériorité et du sens du courant d’influence. Alors certains égyptologues mettent le véto. C’est le mérite de Cheikh Anta Diop d’avoir, après les historiens et savants comme Hérodote, Volney, Amélineau, accumulé les preuves tendant à identifier les Egyptiens comme d’authentiques nègres[15] ». Léopold Sédar Senghor, lui-même, au 2ème Congrès des Ecrivains et Artistes noirs en 1959, à Rome, dira : « Qu’étaient l’Europe au quatrième millénaire avant Jésus-Christ, quand florissait la civilisation égyptienne – pour ne pas parler de la dravidienne qui recouvrait l’Inde ? La plupart de ses peuples n’étaient alors, aux dires des historiens anciens, que des hordes nomades ». Pour Cheikh Anta Diop toute théorie sur le peuplement de l’Afrique par l’océan Indien doit être abandonnée. Selon lui, « vraisemblablement, au cours de la préhistoire, l’Afrique s’est peuplée à partir de l’Afrique du sud et de la région des grands lacs [16]». Le premier mouvement de peuples s’est donc fait du sud au nord. Il fait remarquer qu’avant son dessèchement, le Sahara était peuplé par des nègres, tandis que l’ « Afrique Equatoriale était encore probablement une zone de forêts trop denses pour attirer les hommes ; aussi les premiers nègres qui vivaient au Sahara l’auraient quitté pour émigrer vers le Haut-Nil », pour créer et faire épanouir la première civilisation nègre et cela d’autant plus que la vallée du Nil offre des conditions idéales d’implantation. « La vallée du fleuve Nil est un couloir désertique « réanimé » par l’eau du fleuve. Ainsi la vie s’y développe sous toutes ses formes, alors que le froid y est inconnu. La vallée du Nil était la seule voie par laquelle les Nègres anciens pouvaient descendre jusqu’à la Méditerranée sans rencontrer le froid et la neige. Ce facteur exceptionnel est une des raisons qui expliquent la persistance de l’élément noir dans cette région[17] ». Mais, était-elle déjà habitée ? Cheikh Anta Diop répond par l’affirmative et poursuit ainsi : « Peut être les premiers trouvèrent-ils dans le Haut Nil une population nègre autochtone. Quoi qu’il en soit, c’est de l’adaptation progressive à ces différentes populations nègres, que naîtra le plus ancien phénomène de civilisation que la terre ait connue. Cette civilisation, dite égyptienne à notre époque, se développera longtemps dans son berceau primitif, puis descendra lentement le long de la vallée du Nil [18]». Cheikh Anta Diop soutient donc que la civilisation égyptienne est née sur le Haut Nil avant d’atteindre le delta du fleuve. Tous les nègres n’ont cependant pas contribué à l’élaborer. « Certes, il existait autour de l’Egypte et du Soudan méroïtique des tribus africaines qui ne « connaissait pas encore l’humanité » (selon l’expression même de Diodore de Sicile), qui étaient donc, selon toute probabilité, de véritables sauvages rôdant autour de la vallée du Nil comme les barbares du quatrième siècle de notre ère autour de l’Empire romain[19] ». Ce rapprochement avec l’Europe permet à Cheikh Anta Diop d’affirmer que, puisque l’expérience égyptienne fut entièrement nègre, « tous les africains, sans exception, peuvent en tirer le même bénéfice moral que les Occidentaux vis-à-vis de la civilisation gréco-latine ». Ainsi, dans la perspective historique de Cheikh Anta Diop, l’Egypte devient « l’Antiquité » pour l’Afrique. Cette époque sera suivie, comme en Europe, d’un moyen-âge qui va débuter avec l’émigration des peuples noirs de l’Egypte vers d’autres horizons.


Le moyen-âge africain 


Selon Cheikh Anta Diop, les peuples nègres, après avoir longtemps formé une sorte de grappe le long de la vallée du Nil, ont été obligés de la quitter en raison du surpeuplement et des invasions. Ainsi : « A partir du sixième siècle avant Jésus-Christ (- 525 = occupation de l’Egypte par Cambyse), avec la fin de l’indépendance de la grande métropole noire, par migrations successives, à travers le temps, les nègres ont pénétré lentement le cœur du continent, irradiant dans toutes les directions…» avec la Nubie comme centre principal de dispersion des influences culturelles de la vallée du Nil et comme charnière de base entre l’Egypte et le reste de l’Afrique noire. Mais comment expliquer alors l’écart entre la civilisation brillante de la vallée du Nil et le reste du Continent ? Cela découle, dit-il, du fait qu’une partie des peuples émigrés fut entièrement « rebarbarisée» par la dispersion. Il nous fait remarquer ensuite que : « ces civilisations africaines seront de plus en plus coupés du reste du monde, elles tendront à vivre en vase clos, par suite de l’énorme distance qui les sépare des voies d’accès à la Méditerranée. Quand l’Egypte aura perdu son indépendance, leur isolement sera complet. Désormais, coupés de la mère-patrie, envahis par l’étranger, repliés sur eux-mêmes dans un cadre géographique exigeant un moindre effort d’adaptation, bénéficiant de conditions économiques favorables, les Nègres s’orienteront vers le développement de leur organisation sociale, politique et morale, plutôt que vers une recherche scientifique spéculative que le milieu, non seulement ne justifiait pas, mais rendait impossible[20] ». Il est important de souligner les causes de la « régression » des Nègres, notamment sur le plan technique, car c’est dans cette situation d’infériorité technologique qu’ils vont rencontrer, pour la première fois l’homme blanc et devenir parfois sa proie. La régression de la civilisation égypto-nubienne s’explique donc par l’occupation étrangère, notamment romaine qui a conduit à la rupture de son évolution historique. Ce déclin portait en soi la semence de la régression du reste de l’Afrique. Plus tard, le continent a été marqué, du XVe au XVIIIe siècle, par la traite négrière. La colonisation est ensuite venue accentuer ses meurtrissures et l’a profondément désarticulé. C’est ainsi que, comme le précise l’historien malien Sékéné Mody Cissoko : « Bien des esprits ont peine à croire, de bonne foi, que là où règne aujourd’hui misère et ignorance, une telle civilisation a pu exister. Ils oublient certes que les civilisations sont « mortelles », que les communautés humaines suivent une dialectique implacable qui les fait passer par des phases de prospérité et de déclin[21] ». Cheikh Anta Diop explique ainsi ce processus : « …dès qu’une nation ou un peuple perd le contrôle de son système éducationnel, il commence à régresser. Quand vous n’êtes plus maître des conditions de transmission des connaissances acquises, de ce qui est vital pour la nation, pour entretenir son âme, eh bien, cette nation cesse de progresser[22] ».


L’unité culturelle de l’Afrique


Après avoir atteint son premier objectif qui est d’établir la continuité historique de l’Afrique à travers l’analyse des rapports entre l’Egypte et l’Afrique, Cheikh Anta Diop recourt à une nouvelle thèse pour fonder l’unité culturelle africaine. En effet, selon lui, pour « établir la contribution africaine au progrès du monde », il entend procéder « par une simple méthode comparative en partant des traits fondamentaux de la culture africaine et en tenant compte de la chronologie[23] ». Il envisage donc la civilisation africaine en la comparant à celle de l’Europe et en la jugeant selon les critères occidentaux. C’est donc sous cet angle qu’il faut envisager les thèses de Cheikh Anta Diop sur le matriarcat et le patriarcat à partir de leurs « berceaux » respectifs à savoir : le « berceau méridional » et le « berceau nordique ». Son objectif, ici, étant de réfuter le mythe chamitique qui, selon le sociologue américain Saint-Clair Drake, ancien conseiller de Kwamé N’Krumah, peut être défini comme  « un dogme qui soutient que les peuples noirs du continent, agriculteurs pour la plupart, étaient biologiquement inférieurs aux pasteurs nomades d’origine plus particulièrement caucasienne, qui erraient sur tout le continent, conquérant et répandant leur culture et leurs gènes supérieurs[24] ». Ce mythe né à l’époque du gobinisme est basé sur l’affirmation d’une supériorité chamite associée au mode de vie nomade et regroupant des pasteurs « d’un type physique supérieur et ayant un plus grand courage moral que les noirs ordinaires », sur le mode de vie sédentaire et agricole des noirs inférieurs de « basse condition ». La théorie de Cheikh Anta Diop sur le matriarcat et le patriarcat semble être la réplique exacte de ce mythe –réplique inversée – à l’avantage des noirs. Dans son argumentation, Cheikh Anta Diop réfute successivement les thèses de Bachofen présentées en 1861 dans son livre intitulé Das Muterrecht (Le Droit de la mère) puis celles de l’américain Morgan (le père de l’anthropologie) développées dans son ouvrage Systems of consanguinity and affinity of the human family (1871) et enfin, il critique les thèses de Friedrich Engels qui a repris une partie des théories développées par Morgan et qu’il a précisé dans son ouvrage l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884). Cheikh Anta Diop examine d’abord la théorie de Bachofen selon laquelle tous les peuples se sont élevés, peu à peu, du stade du matriarcat à celui du patriarcat. Considérant ainsi le matriarcat dans une perspective évolutionniste, celui-ci représente un état inférieur par rapport au patriarcat. Aussi, Bachofen conclut que, pour l’ensemble de l’humanité, le passage de l’un à l’autre marque une véritable ascension spirituelle. Cheikh Anta Diop conteste cette théorie. Pour lui, le matriarcat, loin d’être un stade évolutif de toute l’humanité, de même que le patriarcat, peuvent être localisés dans des régions bien déterminées et sont, l’un et l’autre, caractéristiques de deux types différents de civilisation. Il affirme en étayant son argumentation sur des données archéologiques selon lesquelles, dès l’origine, l’humanité s’est trouvée scindée en deux « berceaux » géographiquement bien distincts à savoir : les steppes eurasiatiques propices à la vie nomade (berceaux des peuples indo-européens) et les régions méridionales du globe, en particulier l’Afrique, propices à l’agriculture et à la vie sédentaire (berceaux des peuples noirs). Ensuite, Cheikh Anta Diop soutient que dans la mesure où le rôle de la femme dépend de la structure de la société, sa place serait donc bien plus importante dans une société sédentaire que dans une société nomade. Par conséquent, le matriarcat est le propre des sociétés agricoles d’Afrique. Et si l’on trouve des traces de matriarcat dans le « berceau nordique », donc chez les peuples indo-européens, il s’agirait plutôt d’influences méridionales qui se situeraient dans les zones de confluences de l’Asie occidentale entre l’ouest de l’Arabie et l’est de l’Indus[25]. A l’inverse, les influences étrangères, arabes surtout, ont, par endroits, introduit le patriarcat en Afrique Noire. Mais, à l’origine, le matriarcat existait à l’échelle de tout le continent africain, en Egypte et en Ethiopie aussi bien qu’en Afrique noire. Après avoir établi cette distinction fondamentale, Cheikh Anta Diop analyse les conséquences du matriarcat et du patriarcat dans ces types différents de civilisation. Elles lui paraissent importantes à tel point que, partant de conditions de vie élémentaires, vie nomade et vie sédentaire, aucun domaine n’y a échappé. Ainsi, Cheikh Anta Diop constate, en comparant l’évolution culturelle de ces deux types de civilisation, l’existence de différences fondamentales et irréductibles qui caractérisent encore aujourd’hui nos différentes sociétés. Son analyse porte surtout sur l’Egypte et la Grèce conformément à sa démarche évoquée plus haut et consistant à juger l’Afrique selon les normes de l’Europe. Ainsi, l’Afrique se reconnait dans l’Egypte comme l’Europe dans la Grèce. Sur le plan politique, le berceau méridional a créé « l’Etat territorial par opposition à l’Etat-cité aryen ». Le berceau méridional est caractérisé par « l’émancipation de la femme dans la vie domestique, la xénophilie, le cosmopolitisme, une sorte de collectivisme social… Dans le domaine moral, un idéal de paix, de justice, de bonté, un optimisme qui élimine toute notion de culpabilité ou de péché originel dans les créations religieuses et métaphysiques règnent dans le berceau méridional ». A l’opposé, le berceau nordique connaît « un idéal de guerre, de violence, de crime, de conquêtes hérité de la vie nomade avec, comme corollaire, un sentiment de culpabilité ou de pêché originel qui fait bâtir des systèmes religieux et métaphysiques pessimistes[26] ». Cheikh Anta Diop étaye ses thèses à partir d’une étude comparative des structures politiques et sociales des deux « berceaux » qui relève assurément des spécialistes et dont certains aspects suscitèrent même l’admiration de son jury de la Sorbonne, notamment son analyse portant sur le mythe prométhéen (« Vous avez le mérite d’avoir posé le problème de l’homme prométhéen… » avait reconnu, le professeur Bastide) ainsi que sur le mythe originel des juifs, deux conceptions fondamentales du berceau nordique. L’exposé des théories de Cheikh Anta Diop sur le matriarcat et le patriarcat et leurs domaines respectifs peut être considéré comme une sorte d’ « anti-mythe » chamite où les nomades conquérants de race caucasienne sont dépouillés de tous leurs avantages au profit des agriculteurs sédentaires africains. Cela autorise Cheikh Anta Diop à interpréter l’histoire dans le sens d’une supériorité du « berceau méridional » sur le « berceau nordique ». Se basant sur une méthodologie historique qui se veut à la fois comparative et chronologique, Cheikh Anta Diop ne se contente pas seulement d’établir, pour l’histoire africaine, un schéma chronologique pareil à celui de l’histoire occidentale – ce qui la situe sur un pied d’égalité avec elle – elle lui permet encore d’affirmer, en annexant l’Egypte et l’Afrique noire, l’antériorité de l’histoire africaine sur l’histoire européenne. Et c’est là qu’intervient, comme l’a souligné Joseph Ki Zerbo (cf. « Histoire et conscience nègre », P.A., 16, 1957, 67-68), la question « du sens du courant d’influence ». Sur ce point, Cheikh Anta Diop recourt aux très nombreux témoignages de savants grecs sur les emprunts que la Grèce fit à l’Egypte, emprunts que nul, même parmi ses plus farouches contradicteurs, ne lui conteste. Pour Cheikh Anta Diop, l’influence de l’Egypte sur la Grèce date depuis l’âge mythique et à l’époque historique, bien des grecs firent le voyage d’Egypte. Comme le rapporte Platon dans la Timée, Solon vint chez les prêtres égyptiens et reconnut auprès d’eux son ignorance. Ceux-ci s’en étonnèrent et jugèrent ces Grecs comme de jeunes barbares sans traditions culturelles, ainsi que le rapporte Platon : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants … Que veux-tu dire, demanda Solon ? – Vous êtes jeunes d’esprit, répliqua le prêtre égyptien, car vous ne possédez nulle tradition vraiment antique, nulle notion blanchie par le temps ». Platon lui-même, accompagné d’Eudoxe, séjourna treize ans en Egypte. Strabon rapportera plus tard qu’on montrait encore à Héliopolis la chambre où ils avaient habité[27]. On peut aussi verser au dossier de l’influence égyptienne sur la Grèce ce témoignage pathétique de Thalès de Milet dans un monologue sur les bords du Nil en l’an 564 AC : « Après seize années passées à m’instruire, j’ai quitté l’Egypte ; j’avais trente ans alors, je ne croyais plus la revoir ; mais j’ai voulu accompagner Solon qui vient ici pour la troisième fois (…) je viens vous voir encore avant de mourir, à l’âge de 70 ans, sombres Pyramides, et toi, Nil, qui coule, mystérieux comme le monde, sans que l’on sache d’où tu es sorti ! Voilà donc ces lieux qui ont attiré ma jeunesse, et qui m’appellent encore au déclin de ma vie. Je croyais que ce sol, qui s’éleva le dernier du sein des eaux, que ces vieux monuments de Memphis avaient une voix pour raconter l’origine de l’univers et la naissance du premier homme[28] ». Il faut admettre qu’il est difficile de mettre en doute le témoignage oculaire de tous ces savants, érudits et voyageurs grecs. Si Cheikh Anta Diop nous énumère un grand nombre de savants et philosophes grecs ayant puisé leur savoir en Egypte, on peut, cependant, se demander, comme beaucoup de ses contradicteurs européens aiment le souligner, pourquoi les noms de leurs disciples ont passé à la postérité alors que les prêtres égyptiens sont restés anonymes ? En réponse à cette question, Cheikh Anta Diop nous explique que pour les Egyptiens, le savoir revêtait un caractère secret, ésotérique, rigoureusement réservé à une caste fermée[29], alors qu’il était caractéristique chez les Grecs de parcourir les pays en faisant des conférences publiques. Il n’en reste pas moins vrai, cependant, que leur source était l’Egypte. Et Cheikh Anta Diop d’affirmer : « la lignée est évidente ou presque de Thalès à Pythagore, Démocrite, Platon et Eudoxe, tous ceux-là mêmes qui ont créé l’école scientifique et philosophique grecque et qui passent pour les inventeurs universels des mathématiques, apparaissent à la lumière des faits qui précèdent, selon les témoignages de leurs propres nationaux qui font autorité aujourd’hui dans tout autre domaine, comme des disciples formés à l’école des prêtres égyptiens …. Même en faisant à la critique des textes toute la part qu’elle mérite, on peut supposer que si Platon, Eudoxe, Pythagore restèrent en Egypte de treize à vingt ans, ce n’était pas que pour apprendre des recettes[30]». Pour nous aider à bien situer la question, Cheikh Anta Diop établit un parallèle entre la situation actuelle de nos pays sous-développés et celle de leurs anciennes métropoles en ces termes : « il ne vient pas à l’idée d’un ressortissant de ces pays, quel que soit son nationalisme, de contester le fait que la technique moderne s’est diffusée à partir de l’Europe dans le monde entier. Les chambres d’étudiants africains dans les cités universitaires de Paris, de Londres, etc., sont comparables à tous points de vue à celles d’Eudoxe et de Platon à Héliopolis, et l’on pourra bien les montrer à des touristes africains d’après l’an 2000 [31]». La conclusion de tous ces développements s’impose avec évidence : à l’origine du « miracle grec », fondement de la culture européenne, il y a l’Egypte. L’antériorité de la culture africaine sur la culture occidentale est ainsi établie.


La victoire de Cham sur Japhet       


A partir de la conclusion de ses développements, Cheikh Anta Diop pense être ainsi parvenu à réaliser son grand dessein, à savoir que ses deux thèses principales, portant l’une, sur l’origine nègre de la culture égyptienne et l’autre, sur l’opposition fondamentale des civilisations issues du matriarcat et du patriarcat, constituent la démonstration de la continuité de l’histoire et l’unité du culturelle de l’Afrique noire. Mieux, un autre résultat serait acquis par surcroît : l’histoire africaine s’est révélée « plus belle qu’on ne s’y attendait ». En effet, non seulement, Cheikh Anta Diop a réhabilité les « agriculteurs africains », en contestant le rôle civilisateur, sinon l’existence même, des « chamites nomades », mais encore, son édifice historique conteste à la race blanche son monopole de civilisation. Remontant jusqu’aux origines de l’humanité, l’œuvre de Cheikh Anta Diop ambitionne de consacrer la victoire de Cham sur Japhet dont les descendants, les Indos-européens, sont dépouillés de l’éclat dont des millénaires d’histoire les avaient entourés au profit de la descendance maudite de Cham, promue au rang d’initiatrice à la civilisation. Il précise ainsi son point de vue : « Les Indo-Européens n’ont jamais créé de civilisations dans leurs berceaux primitifs, c'est-à-dire, les steppes eurasiatiques. Les civilisations qu’on leur attribue sont indubitablement situées au cœur des pays nègres, sur la partie méridionale de l’hémisphère nord : Egypte, Arabie, Phénicie, Mésopotamie, Elam, Inde. Dans tous ces pays, il y avait déjà des civilisations nègres au moment où les Indo-Européens y arrivèrent au cours du second millénaire à l’état de nomades frustres ». Cela l’histoire occidentale ne veut pas le reconnaître, au contraire : « Le procédé consiste à démontrer que se sont ces populations à l’état sauvage qui ont apporté dans leur ébranlement tous les éléments de la civilisation et les ont introduits partout où elles ont été. La question qui vient à l’esprit est : pourquoi tant d’aptitudes créatrices ne se manifestent-elles qu’au contact avec les noirs et jamais dans le berceau primitif des steppes eurasiatiques ? Pourquoi ces populations n’ont-elles pas créé la civilisation chez elles ?[32] ». C’est parce qu’on s’obstine à placer à l’aurore de la civilisation humaine l’homme blanc qu’on a décrété que « la zone tempérée est favorable, par excellence, à l’éclosion des civilisations qui, toutes, y ont trouvé leur origine ». La réalité, nous explique Cheikh Anta Diop, serait tout autre car « les documents historiques prouvent qu’au moment où le climat de la terre était déjà fixé, toutes les civilisations ont existé en dehors de cette zone[33] ».  C’est ce qu’il appelle « la plus monstrueuse falsification de l’histoire de l’humanité ». A partir de ce renversement complet des visions culturelles en faveur du Nègre, celui-ci « doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne [34]».


L’affirmation de la personnalité africaine et la réappropriation de la conscience historique : une nécessité pour les Africains afin de s’émanciper totalement de la domination politique et économique étrangère


Contrairement à une idée largement répandue rattachant le concept de la personnalité africaine à celui de la négritude inventé, dans les années 1933-1935, par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, ce débat avait déjà commencé plusieurs décennies auparavant. C’est Edward Wilmot Blyden qui, semble t-il, utilisa pour la première fois l’expression d’African personality en 1902. Né à Saint Thomas dans les Antilles danoises, il avait vécu aux Etats-Unis avant d’émigrer au Libéria. Il fut aussi l’un des tout premier noirs, avec le trinadien Anténor Firmin, à avancer l’idée d’une Egypte nègre. Il exalta les valeurs africaines de civilisation, la spécificité et la créativité des Africains, face à la domination étrangère. « Chaque race a son génie et le génie d’une race trouve une expression dans ses institutions ; tuer ces institutions, c’est tuer le génie, c’est commettre un crime terrible », proclame t-il ou encore : « Toute race est dotée de talents propres et Dieu est on ne peut plus attentif à l’individualité, la liberté et l’indépendance de chacun. Dans la musique de l’univers, chacun apporte une note différente mais nécessaire à la grande symphonie [35]». Ces idées représentaient, très clairement, une forme de résistance ferme à la domination impérialiste. Méconnues dans les colonies françaises d’Afrique, les idées d’Edward Wilmot Blyden influencèrent fortement les élites des colonies britanniques d’Afrique occidentale, plus particulièrement celles du Ghana. Ce n’est qu’entre les deux guerres mondiales que le débat sur la personnalité africaine gagna les élites africaines des colonies françaises avec la doctrine de la négritude nettement plus élitiste que celle de la « personnalité africaine » prônée par l’école de pensée initiée par Blyden et qui avait cour dans les colonies britanniques. On peut donc retenir que l’œuvre d’Edward Wilmot Blyden contenait déjà des thèses et des démonstrations que les générations ultérieures développèrent plus amplement par la suite. Cheikh Anta Diop en fait partie et peut être considéré comme un de ses dignes continuateurs au moment même où la mainmise et la domination européennes sur l’Afrique noire était à son apogée ; entrainant ainsi des mouvements de résistance qui nécessitaient d’être guidés par la réflexion. Ce fut le grand mérite de Cheikh Anta Diop d’avoir contribué magistralement avec ses travaux à la revalorisation du passé africain et à l’exaltation des valeurs africaines de civilisation tout en énonçant pour la première fois, en Afrique francophone, les principes de l'indépendance nationale et de la constitution d'une fédération d'Etats démocratiques africains à l'échelle continentale. Pour lui, la nécessité pour les Africains de se réapproprier leur histoire est la condition nécessaire et indispensable pour avancer vers l’unification politique et l’émancipation du Continent. Pour ce faire, il faut mettre à nu la grande entreprise de falsification de l’histoire africaine et la négation même de toute personnalité chez l’homme noir décrétée et théorisée depuis des siècles en Occident. Les thèses de Cheikh Anta Diop paraissent à un moment de l’histoire que le poète et homme d’Etat malgache, Jacques Rabemananjara, a appelé « le grand tournant nègre du siècle ». Cela explique leur succès en Afrique malgré l’extrême réserve des savants occidentaux nullement disposés, pour la plupart, à abandonner la théorie du « miracle grec » au profit du « miracle noir » proposé par Cheikh Anta Diop. Aujourd’hui, les temps ou l’on s’interrogeait sur l’existence ou la possibilité d’une histoire de l’Afrique sont désormais révolus. L’unanimité est aujourd’hui faite : l’Afrique dispose de tous les matériaux nécessaires pour bâtir, vivre et exprimer son histoire. Selon les recherches les plus récentes et incontestables, l’Afrique est le berceau de l’humanité, mais aussi de l’écriture et de l’histoire par l’Egypte. Cependant pour éviter qu’elle ne reste inachevée, comme le soulignait déjà en 1966, Engelbert Mveng, l’histoire africaine doit être vécue et exprimée en priorité par les Africains eux-mêmes[36]. Ce sont, en effet, les Européens et les Américains qui les premiers se sont tournés, pour des raisons à la fois idéologiques et de politique nationale, vers les recherches africaines. Mais s’intéressant avant tout aux aspects ethnographiques du continent, beaucoup, parmi eux, ont eu vis-à-vis de l’histoire africaine une attitude négative. L’Afrique (alors amputée de l’Egypte) ne pouvait avoir d’histoire faute d’écriture et de documents écrits dans les langues africaines. Dépourvue de continuité historique, donc de conscience historique, l’Afrique était par conséquent composée non de peuples unis mais de simples populations sans liens culturels. Alors que c’est la conscience historique engendrée par le sentiment de continuité historique vécu par l’ensemble de la collectivité qui « permet au peuple de se distinguer d’une population, dont les éléments […] sont étrangers les uns aux autres…[37] ». A l’instar des autres peuples du monde, les Africains non seulement veulent être reliés à leur passé le plus lointain, mais surtout le transmettre à leur descendance. Mais sachant l’importance de la conscience historique dans le devenir des peuples dominés, les idéologues de la colonisation, à la suite des théoriciens européens des XVIIIe et XIXe siècles, ont toujours cherché à l’effacer, voire à la détruire, pour mieux asservir ces peuples. En effet, la domination de l’Afrique n’est pas de nature exclusivement militaire, politique et économique. Pour  être pleinement efficace et acceptée par toutes les couches de la société européenne, cette domination et les moyens de son exercice ont été justifiés et légitimés au plan moral, philosophique et religieux. C’est pourquoi les théories du savant africain sont d’une importance capitale pour les Africains en vue de la réappropriation de leur conscience historique. Elles ont introduit des doutes sérieux au sein de ses contradicteurs principalement occidentaux et ont provoqué des fissures irréversibles dans le dispositif d'isolement dressé autour de lui. Déjà, lors de la soutenance de sa thèse, Georges Balandier, un des plus grands africanistes français qui siégea dans son jury de thèse, suggèrera d’envisager « ces entreprises déconcertantes pour un esprit occidental », en parlant des démonstrations de Cheikh Anta Diop, dans une perspective très particulière. Plus tard, dans son ouvrage « Afrique Ambigüe », il développera ainsi son idée : « Elles expriment des vérités saisies bien plus à la faveur d’une intuition passionnée, d’une analyse, d’une révélation, que d’une analyse objective et précautionneuse. Alors que nous nous efforçons de conquérir les vérités une à une, le Noir souhaite les embrasser toutes d’un coup par le truchement d’illuminations capitales. Les procédés de la connaissance restent très divergents. Quelle que soit la capacité de l’intellectuel africain à pénétrer dans nos systèmes de pensée, il ne saurait effacer les empreintes imposées par sa culture d’origine. Il ne le peut pas et ne le souhaite pas – à juste raison[38] ». Cheikh Anta Diop répondra à ce point de vue en ces termes : « c’est la différence d’attitude intellectuelle du chercheur africain et européen qui est souvent la cause de ces malentendus sur l’interprétation des faits, sur leur importance relative. La curiosité scientifique du chercheur européen à l’égard des données africaines est essentiellement analytique. Voyant les choses de l’extérieur, dépourvu des éléments indispensables à l’établissement d’une synthèse, le chercheur européen s’attache essentiellement à la micro-analyse des faits et rejette constamment à l’infini le stade de la synthèse. Le chercheur africain se défie de cette attitude scientifique dont le but semble être de dissocier la conscience historique collective africaine dans le menu fait de détail ». Une deuxième fissure dans le dispositif d’isolement de Cheikh Anta Diop, et non des moindres, apparaitra après le Colloque du Caire qui s’est tenu au Caire, sous l’égide de l’Unesco, du 28 janvier au 3 février 1974, sur le thème : « Le peuplement de l'Egypte ancienne et le déchiffrement de l'écriture méroïtique ». C’est à ce Colloque qui réunit une vingtaine de spécialistes en égyptologie parmi les plus réputés du monde, plus cinq observateurs et deux représentants de l'UNESCO, qu’un certain nombre de ses positions seront reconnues et validées. Le professeur Jean Devisse, rapporteur du colloque, écrit : « Les éléments apportés par les professeurs DIOP et OBENGA ont été considérés comme très constructifs. (…) Plus largement, le professeur SAUNERON a souligné l'intérêt de la méthode proposée par le professeur OBENGA après le professeur DIOP. L'Egypte étant placée au point de convergence d'influences extérieures, il est normal que des emprunts aient été faits à des langues étrangères ; mais il s'agit de quelques centaines de racines sémitiques par rapport à plusieurs milliers de mots. L'égyptien ne peut être isolé de son contexte africain et le sémitique ne rend pas compte de sa naissance ; il est donc légitime de lui trouver des parents ou des cousins en Afrique ». S'agissant de la culture égyptienne : « Le professeur VERCOUTTER a déclaré que, pour lui, l'Egypte était africaine dans son écriture, dans sa culture et dans sa manière de penser. Le professeur LECLANT a reconnu ce même caractère africain dans le tempérament et la manière de penser des Egyptiens ». Cependant, les débats ont révélé la persistance de désaccords importants sur l'origine anthropologique des anciens Egyptiens : « La conclusion des experts qui n'admettaient pas la théorie d'un peuplement uniforme de la vallée du Nil des origines jusqu'à l'invasion perse, énoncée par les professeurs Cheikh Anta Diop et Obenga, a été que le peuplement de base de l'Egypte s'était mis en place au Néolithique, en grande partie en provenance du Sahara et qu'il avait uni des hommes venus du nord et du sud du Sahara et différenciés par leur couleur. A cette théorie, les professeurs Diop et Obenga ont opposé la leur, qui soulignait l'unité du peuplement de la vallée par des Noirs et les progrès de ce peuplement du sud au nord ». La conclusion générale des débats par le professeur Jean Devisse est très révélateur de la qualité de la contribution des deux chercheurs africains car il indique de façon amère que : « La très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Obenga n'a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document de travail préparatoire envoyé par l'UNESCO (voir annexe 3), une contrepartie toujours égale. Il s'en est suivi un véritable déséquilibre dans les discussions ».


Conclusion


L’œuvre de Cheikh Anta Diop a largement contribué à la réhabilitation de la conscience historique africaine ainsi qu’au combat pour l’indépendance et l’unification de l’Afrique noire. Il convient de rappeler ici que Cheikh Anta Diop, fidèle à ses convictions, fut le secrétaire général de l’AERDA (Association des Etudiants RDA) de 1951 à 1953. Il se montra très actif pendant son mandat en organisant, du 4 au 8 juillet 1951, le premier congrès panafricain des étudiants africains. La WASU (West African Student Union), basée à Londres, y participe avec une délégation de 33 personnes. Ce congrès posa le problème de l’indépendance immédiate de l’Afrique, ce qui était nettement au delà des positions du RDA. L’AERDA publiait un bulletin mensuel : « La voix de l’Afrique noire ». En février 1952, c'est dans cet organe que Cheikh Anta Diop, dans un article intitulé « Vers une idéologie politique africaine », énonce pour la première fois, en Afrique francophone, sous leurs multiples aspects, les principes de l'indépendance nationale et de la constitution d'une fédération d'Etats démocratiques africains à l'échelle continentale. Il publie l’année suivante, dans le numéro de juin 1953, un autre article intitulé : « La lutte en Afrique noire » où il dénonce l’Union française qui « quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, apparaît comme défavorable aux intérêts des Africains, en ce sens qu’elle impliquera toujours une exploitation unilatérale de l’Afrique par la métropole et un étouffement des aspirations légitimes d’indépendance nationale des peuples colonisés ». On peut donc se rendre compte que la question de l’indépendance politique du continent était déjà une grande préoccupation chez Cheikh Anta Diop à l’opposé de la plupart des politiciens Ouest-africains tels Houphouet Boigny et surtout Senghor dont les prises de position, en faveur d’une fédération franco-africaine, l’avait ulcéré. Ce dernier n’a-t-il pas dit : « Parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air, ce n’est pas raisonner. C’est poser un faux problème[39] ».  

Mais, avec cinquante ans de recul, que pouvons-nous retenir de ses thèses et quelles leçons pouvons-nous en tirer dans le cadre de la célébration du Cinquantenaire des indépendances ? Il est clair que Cheikh Anta Diop par ses travaux a permis de combattre, de façon déterminante, les effets désastreux de l’aliénation culturelle sur les élites et les intellectuels nègres atteints du complexe de colonisé. Son œuvre a eu un effet salutaire par de nombreux côtés sur les élites africaines à qui il a offert, comme le souligne Fanon, « un aliment culturel à la mesure du panorama glorieux établi par le colonisateur ». C’était donc à partir de cette vision que les élites africaines devaient conduire le combat pour l’indépendance tout en s’en servant comme guide dans la construction de nations viables. Malheureusement, avec les indépendances des années 60, c’est un tournant que les élites intellectuelles et politiques africaines n’ont pas pu et su négocier. Faut-il encore rappeler qu’avec les indépendances certains voyaient dans l’arrivée des masses populaires africaines sur la scène politique, la grande révolution du XXème siècle et même qu’il fallait remonter à quinze (15) siècle en arrière, aux siècles des « invasions barbares », qui marquèrent l’effondrement de l’Empire romain, pour trouver un évènement ayant eu sur la civilisation occidentale des conséquences aussi amples et aussi profondes. Ainsi, Albert Gérard écrivait dans la  Revue Diogène en 1962 : « L’accession de nombreux Etats africains à l’indépendance et aux tribunes internationales n’est qu’un temps – un temps fort, certes – dans l’extraordinaire processus d’accélération de l’histoire dont notre époque a l’infortune et le privilège d’être le témoin. Les historiens du l’avenir constateront vraisemblablement que la véritable révolution du vingtième siècle ne fut ni la révolution soviétique, ni la  révolution nucléaire. Infiniment plus important pour les destinées de l’humanité et de sa civilisation est le fait que, pour la première fois depuis les origines de l’espèce humaine, la grande majorité des hommes a le droit et la possibilité d’intervenir activement dans la gestion des affaires du globe. Cette subite évolution ne peut être comparée qu’à celle qui se produisit lorsque nos ancêtres germaniques, il y a quinze siècles, enlevèrent à l’Empire romain sa suprématie jusqu’alors incontestée. Il faut remonter au cinquième siècle de notre ère pour trouver un évènement capable d’avoir sur l’avenir de la race humaine et sur l’évolution de sa civilisation des conséquences aussi amples et aussi profondes que celles qu’auront sans aucun doute les évènements que nous vivons aujourd’hui. Car les peuples neufs, ne fût-ce que par la seule puissance du nombre, sont inévitablement appelés à prendre en main, non seulement leurs propres destinées mais aussi, dans un délai qui peut être plus court qu’on ne le pense, celles du globe »[40].

Mais, puisque la présence politique des pays africains implique leur présence culturelle, les visions historiques de Cheikh Anta Diop nous concernent, quelle que soit, par ailleurs, l’opinion que nous fassions sur leur valeur intrinsèque. Elles nous concernent autant par leur ampleur que par leur excès, car elles consacraient la fin d’une époque, celle pendant laquelle, selon Jean-Paul Sartre (Cf. sa préface à l’ouvrage de Frantz Fanon « Les damnés de la terre ») : « la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cent millions d’hommes et un milliard cinq cent millions d’indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient[41] ». Avec la célébration du Cinquantenaire des indépendances, cette époque devrait être considérée comme complètement révolue. Mais à observer comment les commémorations se déroulent dans les différents pays africains, c’est le contraire qui semble vrai. En effet, la commémoration du cinquantenaire de la décolonisation n’est pas seulement une affaire africaine. La France en a même fait son affaire en décrétant l’année 2010 « Année de l’Afrique » et en programmant plusieurs manifestations avec Monsieur Jacques Toubon comme maître d’œuvre. Mieux, elle est en train de mener des opérations de récupération de cette commémoration en organisant des manifestations de vassalité qui ont culminé avec un défilé folklorique de troupes africaines sur les Champs Elysées le 14 juillet dernier. Cela frise l’indécence (surtout quand on se rappelle que les troupes africaines ont été interdit d’accès à la ville de Paris lors de la libération) et traduit, du reste, ce qui a toujours caractérisé la nature de la coopération entre ce pays et ses « partenaires » africains à savoir : celle du Cheval et du Cavalier. Les propos stupéfiants du président français Nicolas Sarkozy à l’université Cheikh Anta Diop, une Université qui porte le nom de l’un des plus grands penseurs de la renaissance africaine, l’attestent amplement. Reprenant, presque mot pour mot, le philosophe allemand Hegel[42], il s’exprimait ainsi : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire (…) Jamais il ne s’élance vers l’avenir (…) Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance (…) Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ». Au-delà de l’incongruité de ses propos, Nicolas Sarkozy renoue ainsi avec le discours de légitimation de la conquête coloniale qui justifiait la « mission civilisatrice » de la France dans les colonies par l’incapacité de l’âme primitive à « entrer dans l’Histoire », à mettre en valeur les fabuleuses richesses du continent et à épouser les idées du « Progrès », toute engluée qu’elle était dans « l’immobilité » de la Tradition.  Il est temps pour les Africains, de se mettre définitivement à l’écoute de Cheikh Anta Diop afin de récupérer leur histoire, de se réapproprier leur destin et de se faire respecter afin que le demi-siècle à venir soit celui d’une indépendance vraie pour l’Afrique, assise sur des bases économiques solides et appuyée par des partenariats diversifiés tournant définitivement le dos aux pratiques coloniales et postcoloniales. Toute l’œuvre de Cheikh Anta Diop nous guide et nous aide à réaliser ces objectifs. En fait, il n’est pas exagéré de dire que la vie de Cheikh Anta Diop, c’est aussi l’histoire extraordinaire d’un savant africain qui a réussi à vaincre, pratiquement à lui tout seul, l’idéologie coloniale. Le professeur Jean Devisse, le rapporteur du Colloque du Caire et grand contradicteur de Cheikh Anta Diop, celui là même qui avait évoqué « le complexe de colonisé » à son endroit, réexaminera son appréciation sur lui, de façon émouvante peu de temps avant le décès du savant en ces termes : « ... l’homme et le savant [Cheikh Anta Diop] ont été au cœur de trop de contestations et de controverses, l’œuvre est trop importante pour que le silence les recouvre. (...) L’Europe, tout particulièrement la France, a beaucoup hésité à prendre en considération cet homme et les idées dont il était porteur. (...) Peu d’historiens auront renversé autant d’idées reçues, bouleversé autant de perspectives, ouvert autant de pistes de recherches (…) Je tiens à lui dire [à Cheikh Anta Diop], et je suis heureux de le faire à Yaoundé, à l’occasion de ce colloque, que je lui suis profondément reconnaissant de m’avoir, par sa ténacité, par son acharnement de chercheur, contraint à modifier plus d’un de mes points de vue, à abandonner nombre de préjugés que m’avait inculqués l’éducation que j’ai reçue. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui sur tous les points, je lui devais cet hommage[43] ». L’historiographie véritable de l’Afrique date pratiquement de lui, de ses premiers balbutiements à sa maturité et à son indépendance idéologique. Ses travaux ont joué un rôle pivot dans tout ce qui touche à la préhistoire de l’humanité et en matière des antiquités africaines, surtout concernant l’égyptologie. C’est parce qu’il a réactivé et radicalisé le débat sur l’Egypte pharaonique, que l’historiographie mondiale a concédé une certaine relecture et a notablement évolué vers une Egypte africaine dans sa culture et sa langue. Cheikh Anta Diop est le premier intellectuel africain francophone, dans le contexte de la colonisation à avoir compris l’importance de ramener l’Afrique dans le concert historiographique et dans celui des nations libres. Il est aussi, parmi les tous premiers intellectuels et historiens africains, celui qui a le plus contribué à réconcilier l’Afrique avec son passé et lui a donné des raisons de croire à son avenir. L'œuvre de Cheikh Anta Diop montre la nécessité pour l'Afrique d'un retour à l'Egypte ancienne dans tous les domaines : celui des sciences, de l'art, de la littérature, du droit, etc. La démarche historique, loin d'être conçue comme un repli sur soi ou une simple délectation du passé, permet à Cheikh Anta Diop de définir le cadre de réflexion approprié pour poser, en termes exacts, l'ensemble des problèmes culturels, éducatifs, politiques, économiques, scientifiques, techniques, industriels, etc., auxquels sont confrontés les Africains, aujourd'hui, et pour y apporter des solutions. C'est pourquoi toute son œuvre se présente comme le socle même d’une véritable renaissance de l'Afrique : « …les études africaines ne sortiront du cercle vicieux où elles se meuvent, pour retrouver tout leur sens et toute leur fécondité, qu'en s'orientant vers la vallée du Nil. Réciproquement, l'égyptologie ne sortira de sa sclérose séculaire, de l'hermétisme des textes, que du jour où elle aura le courage de faire exploser la vanne qui l'isole, doctrinalement, de la source vivifiante que constitue, pour elle, le monde nègre[44] ». Son grand mérite est d’avoir été le premier, dès les années 1950, à rechercher et à préconiser une stratégie devant conduire à l’indépendance politique et économique réelle du continent. Les africains, notamment les intellectuels, les chercheurs et les élites, devraient travailler, aussi, à approfondir l’œuvre du savant au lieu de se limiter uniquement à l’encenser ou à le combattre. De ce point de vue, on ne peut que partager l’approche du professeur Amady Aly Dieng, ancien disciple de Cheikh Anta Diop, qui, pour trancher un débat, en réalité sans objet, estime que : « le meilleur service que l’on puisse rendre à Cheikh Anta Diop, c'est de le dépasser, au moins sur l'aspect scientifique de son œuvre[45] ». C’est un point de vue similaire que défend le philosophe Mamoussé Diagne, enseignant à l'Université de Dakar qui affirme : «C'est être fidèle non pas à la lettre, mais à l'esprit de Cheikh Anta Diop que de tenter de s'appuyer sur les points les mieux acquis de son œuvre pour tenter de les dépasser[46] », estimant qu'il faut éviter une « momification » du savant en cherchant les moyens de perpétuer sa pensée. Il poursuit ainsi : « Si l'attitude scientifique consiste non pas à tomber à genou devant une œuvre, mais à la soumettre constamment à l'esprit critique, alors notre relation à l'œuvre de Cheikh Anta Diop ne peut être que polémique en partie ». L'œuvre de Cheikh Anta Diop constitue donc un appel à la mobilisation de toutes les  forces pour une reprise en main de l'Afrique par les Africains. Elle comporte le message fondamental suivant : seule la ré-appropriation et l’assimilation de son histoire et de sa culture par un peuple, un groupe d’hommes ou d’individus, peut permettre la prise en main de son destin et renforcer la confiance en soi. Alors seulement, il pourra s’émanciper et s’épanouir vers l’interaction et la conjonction avec les autres.

Diallo Amadou

DIST/CNRST- Ouagadougou

Céll.: 76-68-01-07/71-46-54-50

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[1] Cheikh Anta Diop. Les Fondements économiques et culturels d’un Etat Fédéral d’Afrique Noire,  p.31

[2] Nations nègres et culture p 8-9. 

[3] Il convient de souligner ici que les pays comme le Ghana, le Mali et la Guinée qui ont tenté cette voie ont trouvé devant eux des obstacles énormes mis en place par les puissances colonisatrices et impérialistes avec leurs alliés locaux.

 

[4] « Les intellectuels », in : la Vie Africaine n° ?

[5] NN, p 21-25

[6] Voyages en Syrie et en Egypte, Paris, 1787 « ... lorsque ayant été visiter le Sphinx, son aspect me donna le mot de l'énigme. En voyant cette tête caractérisée nègre dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'Hérodote, où il dit : pour moi j'estime que les Colches sont une colonie des Egyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus, c'est-à-dire que les anciens Égyptiens étaient de vrais Nègres de l'espèce de tous les naturels d'Afrique [...] Quel sujet de méditation [...] de penser que cette race d'hommes noirs, aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences, jusqu'à l'usage de la parole ; d'imaginer enfin, que c'est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté et de l'humanité, que l'on a sanctionné le plus barbare des esclavages et mis en problème si les hommes noirs ont une intelligence de l'espèce de celle des hommes blancs ! [6]»

[7] [7] Cf. Bulletin de l’IFAN, 551

[8] NN, p 27-28

[9] NN, p7

[10] Cf. Bulletin de l’IFAN, 484

[11] Il faut noter ici que L.S Senghor, lui-même, dans une de ses poésies, célébrant la beauté virile d’un personnage, écrit : « Il était noir comme Osiris le Dieu »

[12] NN, 491

[13] (d’aucuns pensent que c’est de là qu’est né le mythe du Déluge transmis par tradition orale par les hommes de cette époque qui se retrouvera bien plus tard dans des textes religieux de Mésopotamie – Irak actuel – puis dans la Bible des chrétiens).

[14] Joseph Ki-Zerbo, « Histoire et conscience nègre », P.A, 1957,67-68

[15] Joseph Ki-Zerbo, Ibid.

[16] UCA, 61-62

[17] IFAN, 492

[18] NN, 30

[19] P.A, 1956, 340

[20] NN, 33

[21] Sékéne Mody Cissoko. Tombouctou et l’empire songhay. Paris : L’Harmattan, 1996. P. 218

[22] Cf. “L’oncle BIK”, Interview accordée à la revue culturelle Nomade le 17 juin 1985. In : Nomade, L’Harmattan, 2000

[23] P.A, 1956, 339

[24] Saint-Clair Drake, « Détruire le mythe chamitique, devoir des hommes cultivés », P.A., N°24-25, 1959, 215

[25] Cf. UCA, 88

[26] Cf. UCA, 185

[27] Pour plus d’information sur l’influence égyptienne sur la Grèce, voir IFAN « Apport de l’Egypte à la civilisation », 524-540

[28] Portelette, Constant. Histoire dialoguée de la philosophie. Besançon, 1845, pp. 17-27 (Cité par Jean Fonkoué)

[29] On peut même se risquer d’avancer que cette tradition s’est conservée jusqu’à présent en Afrique noire…..

[30] Bulletin de l'IFAN, 531

[31] Ib.

[32] NN, pp. 136-137

[33] NN, p.137

[34] NN, p. 253

[35] Cf. M’Bokolo, Elikia. L’Afrique au XXème siècle. Le continent convoité. Paris/Montréal : Ed. vivantes, 1980

[36] Cf. Engelbert Mveng, 1972, Les sources grecques de l’histoire négro-africaine, Paris, Présence Africaine

[37] Cheikh Anta Diop, 1981, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, p.272

[38] Balandier, Georges. « Afrique Ambigüe », p. 287

[39]Zorgbibe, Charles. « Senghor et Cheikh Anta Diop ou la restauration de la conscience africaine », in : Geopolitique africaine / OR.IMA International, n° 13, 2004. pp. 161-174

[40] Albert, Gérard, « Humanisme et négritude », notes sur le roman afro-américain contemporain, Diogène, 37, 1962, 121

[41] Frantz, Fanon. « Les damnés de la terre », Paris, 1961 (Préface de Jean Paul Sartre. P.9)

[42] (Hegel, La Raison dans l'Histoire. Introduction à la Philosophie de l'Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, Plon, 1965

[43] Jean Devisse, professeur émérite à l’Université de Paris I, « Apport de l’archéologie à l’histoire de l’Afrique », in : l’archéologie du Cameroun, Actes du premier colloque international de Yaoundé, 6-9 janvier 1986, études réunies par Joseph-Marie Essomba. Cité par René-Louis Parfait Etilé

 

[44] (Antériorité des civilisations nègres - mythe ou vérité historique ?, op. cit., p. 12)

[45] Cf. Sud Quotidien, 8-9 février 2003

[46] Cf. Sud Quotidien, 8-9 février 2003



01/07/2011
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