Conscience Nègre

Conscience Nègre

La notion de « développement »

 SOUS LA DIRECTION DE

 

 

Vincent Géronimi,

Irène Bellier, Jean-Jacques Gabas,

Michel Vernières et Yves Viltard

 

 

    Savoirs et politiques
de développement

 

  

Questions en débat à l’aube du XXIe siècle

 

 

 

KARTHALA                                                                            GEMDEV

22-24, bd Arago                                                                  9, rue Malher

75013 Paris                                                                          75004 Paris

 

 


LE GEMDEV

 

       Le GIS-GEMDEV, Groupement pour l'étude de la mondialisation et du développement, est un groupement d'intérêt scientifique, rattaché au ministère en charge de l'enseignement supérieur et de la recherche. Il a été créé en novembre 1983. Il rassemble des équipes de recherche et formations doctorales des universités et grandes écoles, principalement de la région IIe-de-France travaillant, dans le domaine des sciences humaines et sociales, sur les thèmes de la mondialisation et du développement.

         Ce groupement est interuniversitaire et pluridisciplinaire. Il publie des cahiers de recherche (31 numéros parus à ce jour) et des ouvrages (16 livres parus à ce jour) ; il organise des séminaires et colloques et aide à l'orientation des étudiants et chercheurs, français et étrangers, intéressés par ses domaines d'intervention.

         Le GEMDEV travaille en étroite collaboration avec d'autres équipes, universitaires ou non, dans toute la France, tels le CERI, le CIRAD, l'IDDRI ou l'INRA, ainsi qu'avec des équipes étrangères du Nord comme du Sud et/ou des institutions et organisations internationales comme l'UNESCO, la Banque mondiale, l'OCDE ; il est membre de l'EADI[1] et coopère avec ses organisations partenaires[2]. Il coopère également régulièrement avec le ministère des Affaires étrangères français (Programme Regards croisés France Mali, Programme de recherche urbaine pour le développement), le HCCI, Haut conseil de la coopération internationale, ou encore des ONG, comme Coordination Sud ou le GRET, etc.

 

 

       GEMDEV, Centre Malher, 9 rue Malher, F-75181 Paris cedex 04, France www.gemdev.org

 

 

 SOMMAIRE

 

 

Introduction

 

– État, savoirs et politiques de développement

Yves Viltard

– La notion de « développement »

Jean-Jacques Gabas

– Le temps de la nornalisation ? Big Push et trappe à pauvreté

Vincent Géronimi

– Le « développement durable» : savoirs et politiques

Géraldine Froger

–  Le développement et les peuples autochtones :

conflits de savoirs et enjeux de nouvelles pratiques politiques

Irène Bellier

– Le champ scientifique :

cadre propice aux innovations de la recherche au Sud

Étienne Le Roy

– Quelle place pour les villes dans la production des connaissances sur le développement

Charles Goldblum et Annik Osmont

– Du « développement rural »

à la « gestion concertée des ressources »

Frédéric Landy

– L'éducation dans les processus de développement

Michel Vernières

– L'intégration régionale : entre savoirs et politiques.

L'exemple de l'Afrique de l'Ouest

Claire Mainguy

 

La notion de « développement »

 

 Jean-Jacques GABAS

AMETIS/Cel

Université Paris Sud

 

 

 Le terme de développement est sujet à controverse aussi bien au sein du monde académique que du monde politique, mais encore et surtout parmi les citoyens qui vivent les parcours de leur société en étant plus ou moins « acteurs» selon les lieux, les périodes, les régimes politiques. Ce terme se trouve être effectivement au carrefour d'élaborations académiques, de savoirs d'experts, de savoirs issus de la société civile (associations, syndicats, ONG...). Il est si important et englobant qu'il est utilisé à de multiples fins aux contenus extrêmement variés. C'est en partie ce qui en fait une notion dans laquelle sont imbriquées ces multiples réflexions aux objectifs et aux statuts aussi différents. Si tant est qu'il soit possible d'isoler une production académique sur ce concept de développement indépendamment de celle des autres lieux de production du savoir (cf. contribution de Yves Viltard dans cet ouvrage) et d'élaboration des politiques, ce terme est en fait soumis à une double pression le faisant osciller entre deux postures opposées et intenables: le réductionnisme et l'obsolescence. Le réductionnisme accorde à cette notion une signification unique et magique, consensuelle, donc simpliste et impossible. Cette approche réductionniste considère que développement et croissance économique sont des expressions synonymes traçant le parcours politique de la modernité de «nos» sociétés comme le passage obligé pour toute société.

         Mais, dans les lieux multiples de production des savoirs (universités, centres de recherches, administrations, ONG, etc.) on cherche aussi dans le même temps à le rendre désuet et à lui substituer d'autres termes plus englobant comme le « développement durable » ou bien considérer que le développement est assimilable à la « lutte contre la pauvreté » voire la bonne gouvernance.

         Du fait de ces lectures partielles[3], (un aspect de l'évolution des sociétés : l'éducation, l'environnement, la répartition de la richesse etc.) et partiales [souvent le fruit d'organisations internationales en quête de (re) légitimité] d'un processus de développement, on voudrait ne plus le voir exister dans l'ensemble des disciplines de sciences humaines et en sciences économiques en particulier. Que cette notion soit enfin mise au rang d'un terme que l'on retrouvera chez les historiens de la pensée, comme le symbole des échecs d'une pensée utopiste des années postérieures à la seconde guerre mondiale marquées par la reconstruction et les indépendances. Aborder les sociétés sous l'angle du développement serait donc obsolète. Cette obsolescence prendra une forme marquée dans le courant du refus du développement[4]. L'économie du développement n'aurait pas de statut scientifique, serait une discipline sans existence; toutes les questions d'économie du développement seraient celles abordées par la science économique avec le fondement des choix rationnels de l'homo-economicus quels que soient les moments de l'Histoire et les lieux; une fusion s'imposerait de l'économie du développement dans l'analyse économique des conditions supposées universelles de la «croissance économique ». Tous les penseurs et théoriciens depuis les « pionniers du développement » jusqu'à Joseph Stiglitz, Amartya Sen ou Douglas North se seraient-ils, ainsi, trompés pour avoir abordé l'évolution des sociétés en termes de développement ? Cette contribution a pour objet de montrer que le concept de développement contient en lui-même une richesse analytique féconde s'il est utilisé en des termes non normatifs. Les multiples modèles explicatifs sont le fruit d'origines diverses : la recherche, des bureaux d'études, des responsables de la coopération en général, des décideurs politiques etc. Ces multiples modèles vont se superposer au fil des décennies, et l'on assiste paradoxalement depuis une dizaine d'années, à un glissement de la pensée sur le développement vers une absorption par une pensée unique faite Souvent de présupposés et d'a priori idéologiques, et d'une approche disciplinaire renforcée fondée sur une scientificité propre à la logique du raisonnement adoptée, elle-même non dénuée d'idéologie. Or, plusieurs approches d'économie politique du développement s'affirment depuis une dizaine d'années et construisent des pistes de réflexion au pouvoir explicatif fort.

 

1 - Le développement et son objet : un débat ancien, toujours d'actualité

 

Étudier le développement d'une société c'est chercher à analyser un processus endogène et cumulatif de long terme de progrès de la productivité et de réduction affichée des inégalités. Ce processus doit permettre à un nombre croissant de personnes de passer d'une situation de précarité, de vulnérabilité (face à des aléas naturels ou économiques) et d'insécurité à une situation de plus grande maîtrise de l'incertitude, des instabilités et de satisfaction des besoins fondamentaux. Ces processus se construisent grâce à l'acquisition de droits, à la mise en œuvre d'organisations et d'institutions et grâce à l'existence de modes de régulation permettant de piloter des systèmes qui deviennent de plus en plus complexes de par la multiplicité des interdépendances et la gestion des flux informationnels notamment. Certes, donner une définition est déjà un choix normatif. Mais, la notion de développement est féconde dans son acception, prenant en compte le temps long des processus économiques, sociaux et politiques, sans projection sur l'Autre de sa propre Histoire, et résolument pluridisciplinaire. Aborder le développement d'une société selon ces multiples aspects est un projet scientifique ambitieux. Car, toute société quel que soit Son implication dans la production technologique mondiale, quel que soit le moment de son histoire, est en évolution, en changement; c'est cette dynamique d'ensemble qu'il s'agit de capter, que cette société soit classée dans le groupe des Pays les moins avancés (PMA), qu'il soit un pays membre de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), voire un pays qualifié d'émergent etc. En conséquence, si l'analyse du développement, par définition, se doit d'être universelle pour toute société, celle-ci est amenée à spécifier les différences entre pays, les spécificités propres à chaque « espace » socio-économique. C'est justement l'originalité de cette réflexion mais aussi toute sa difficulté.

L'étude du développement ne se cantonne donc pas à construire un regard de chercheurs d'un pays Sur un autre ou une prescription politique d'un État ou d'une organisation internationale vers un autre État, ce qui serait une vision occidentalo-centrée et normative. Toute société humaine qu'elle soit localisée « au Nord » comme « au Sud » est continuellement en changement, selon des rythmes variables. Le processus de développement ne peut être un processus achevé et ne concerner que des pays géographiquement spécifiés comme étant au « Sud ». En effet, toute société « industrielle » ou « post-industrielle » a connu et connaît elle-même des ruptures, des cycles d'activités, des remises en question de consensus sociaux et de formes d'organisation du pouvoir politique; ces sociétés s'approprient à des rythmes qui sont les siens, des innovations technologiques majeures, sont confrontées à des questions de fonctionnement de la démocratie, à des formes d'organisation du pouvoir politique en continuelle évolution. Chacune de ces sociétés, connaît des moments de crise plus ou moins graves plus ou moins longs, des « moments » critiques... le plus souvent inattendus. Toute société humaine quelle qu'elle soit est en mouvement, et ce processus est intrinsèquement chaotique face à un devenir incertain[5] (North, 2005). Toute société humaine construit son propre chemin, son propre « parcours) de développement »[6]. L'analyse du changement ne signifiant pas nécessairement un
« développement » au sens d'atteindre certains objectifs. C'est le changement qui est la règle, pas l'inertie. D'autre part, si le développement ne peut être un stade abouti, il ne peut être non plus essentiellement fonction de dotations initiales et de l'adoption de certaines « bonnes politiques ». La réponse des économistes sur les dotations d'un pays en richesses naturelles est plus que nuancée. Un pays n’est pas riche naturellement, il peut le devenir par les politiques mises en œuvre, tout comme un pays aux ressources naturelles abondantes et donc potentiellement riche peut rester pauvre voire même s'appauvrir ; les exemples de « rentes appauvrissantes » étant multiples[7].

Le développement s'accompagne de l'acquisition de droits et en ce sens se construit sur cette acquisition. Ces droits acquis se manifestent par davantage de liberté de choix (cf. apports d'Amartya Sen), mais cette acquisition n'est pas une condition au développement; elle se trouve intimement fondue dans l'idée même de développement. Un régime dictatorial, s'il peut être une condition effectivement réelle à l'augmentation de la richesse nationale ne génère pas pour autant de développement. Mais toute la question réside dans cette attitude qu'ont les développeurs d'ingénierie sociale et politique pensant proposer simplement un modèle de fonctionnement démocratique comme si une recette universelle pouvait exister, comme si un modèle unique pouvait être exporté. Or, ce modèle n'existe pas, sauf dans l'imaginaire du prescripteur de la
« bonne politique» qui véhicule un universalisme de l'abstraction démocratique. Il suffit d'observer les sociétés dites développées et dites démocratiques (ce qui est vrai à juste titre en comparant avec d'autres dictatures ou oligarchies...) en continuelle recherche d'une démocratie délibérative devant s'articuler avec une démocratie représentative, où les tensions entre pouvoirs et sociétés civiles sont la règle. C'est justement le processus de construction qui est interpellé et non un état abouti comme étant déjà atteint dans nos démocraties, ce qui n'est pas le cas et ne le sera jamais. D'ailleurs, le débat sur l'Europe aboutissant au rejet du projet de constitution est significatif de cette continuelle recherche d'un espace de délibération, théorisé par Jürgen Habermas ou Pierre Rosanvallon. Tout comme les travaux sur l'espace public local finement analysé dans le cadre des travaux du GEMDEV (Leclerc-Olive, 2006). Dès lors, la démocratie ne peut être considérée comme une condition du développement ni voire même un stade ultime que pourrait atteindre les pays après une longue phase de croissance économique. L'acquisition de droits est intrinsèquement intégrée à un processus de développement. Comprendre les dynamiques des sociétés avec, à chaque fois, un regard de la spécificité est une grammaire permettant de lire les parcours des sociétés, sans culturalisme'[8], mais aussi sans épure a priori ; une certaine latitude existe, mais elle est exiguë. C'est tout l'enjeu des études de développement. Il n'existe pas de modèle de développement entendu comme référence obligée. Certes, des modèles théoriques existent mais il y a autant de parcours que de pays, autant de parcours que l'on peut observer dans les divers espaces économiques régionaux ou locaux qu'ils soient institutionnalisés ou non (Adelman, 2004). L'accumulation de capital, n'est peut-être pas la seule rationalité qui vaille, ni le seul objet du développement. Quels que soient les lieux, les moments, une séquence de développement est toujours complexe, toujours une sorte de « scandale}) (Austruy, 1962). Les économistes hétérodoxes comme François Perroux, Albert Hirschman insisteront sur cette complexité, cette non-linéarité dans l'évolution des sociétés. Ultérieurement, les travaux d'Amartya Sen et Joseph Stiglitz donneront au développement toute sa complexité et sa dimension fondamentalement politique.

La question reste entière de savoir comment construire, le diagnostic d'une économie en montrant justement ses spécificités, ses singularités dans son histoire, son parcours, sa destinée. C'est à ce stade que les indicateurs, les critères qu'ils soient quantitatifs ou qualitatifs sont à mobiliser. Il est certain qu'une discussion se construit autour de ces indicateurs, ces derniers ayant pour objet le plus souvent de montrer qu'un pays n'a pas atteint le niveau d'autres pays dits industrialisés. Les indicateurs simples (PIB, indicateurs sociaux d'accès aux soins de santé, à l'éducation etc.) ou synthétiques (IDH, ISDH, IPH etc.) permettent de construire des classes de pays, chacune de celles-ci ayant un traitement international spécifique en termes d'accès aux financements, de construction d'espaces de négociation commerciales etc. Ces indicateurs permettent aussi de spécifier la situation de certains pays qui se singularisent : pays dépendants de recettes d'exportation, pays dépendants d'une source de financement telle que l'aide publique au développement, pays insérés dans un tissu d'instabilités (prix des produits exportés et importés, recettes d'exportations »), pays dans une situation d'asymétrie internationale dans les négociations commerciales en particulier : ils vont être « classés » comme un PMA, un PRITI, un LICUS[9] etc. Ces indicateurs vont d'autre part être complétés par l'élaboration de « baromètres}) de corruption et de bonne gouvernance. À un niveau davantage micro, des indicateurs de perception seront élaborés : perception de la pauvreté notamment. D'autre part, des enquêtes permettront de construire sur des bases plus ou moins pérennes des systèmes d'information caractérisant les situations (systèmes d'information sur les marchés céréaliers en Afrique sub-saharienne, systèmes d'alerte précoce, enquêtes agricoles, enquêtes industrielles etc.).

 

Ces indicateurs sont par définition, nécessaires[10] mais ne captent pas l'ensemble des facettes d'une société en développement, car cela est impossible. Non pas qu'un processus de développement soit une « boîte noire », mais simplement parce que ces indicateurs sont des indicateurs de résultats, essentiellement économiques et sociaux et ne reflètent pas la dynamique du développement[11] propre à chaque société. L'investigation s'impose justement afin de comprendre les processus de développement, les causalités, les comportements des acteurs, les rapports de pouvoir, les points de bifurcations créant des dépendances au sentier. Plusieurs courants théoriques vont scander la réflexion sur le développement en proposant des analyses, des politiques publiques et des politiques de coopération, qualifiant à chaque fois les places respectives de l'État et du marché. Ces réflexions vont d'ailleurs se succéder sans réellement se substituer les unes aux autres (Hugon, 1993, 2006, op.cit.).

         Les réflexions sur le développement des sociétés débutent par l'histoire de la meilleure manière d'accumuler du capital en gommant le plus souvent les rapports de domination qui se construisaient entre les sociétés nommées « en développement », en « retard de développement », en « voie de développement », en « essai de développement » et les sociétés dites « développées ». Le concept de développement est historiquement daté au lendemain de la seconde guerre mondiale[12], à la conjonction des processus de reconstruction en Europe et de l'affirmation des idées Keynésiennes sur le rôle central de l'État dans les processus de sortie de crise, tout comme son rôle dans la réduction des incertitudes ; la logique du développement étant celle de la généralisation des rapports marchands au sein de sociétés qui, certes, connaissaient l'échange mais aussi d'autres logiques où la production de biens et services était elle-même enchâssée dans une logique sociale constituée quant à elle de relations de parentés, relations communautaires, religieuses, etc. Dans les représentations des parcours de développement chez les décideurs politiques, se construit un très fort mimétisme entre ce que les sociétés du « Nord » ont vécu et ce que doivent vivre celles du « Sud ».

 

         Au cours de la période allant du lendemain de la seconde guerre mondiale au début des années 1960, plusieurs courants de pensée très différents vont coexister. Les approches plutôt orthodoxes que l'on peut illustrer avec des auteurs comme Whitman Rostow, Paul Rosenstein Rodan ou A. Lewis. Leur approche consiste à scander les phases d'un développement économique, à considérer la transition agricole comme passage obligé de toute société à insister sur le rôle fondamental d'un processus d'accumulation et d'appropriation de technologies performantes, sources de gains de productivité. Des approches d'économie politique, hétérodoxes telles celles de François Penoux, Albert Hirschman ou encore Michal Kalecki, vont prendre en considération les asymétries de pouvoirs entre acteurs, introduisant les prémisses à un développement « humain ». Une réflexion s'instaure sur la nature des investissements, leurs séquences à la fois temporel1e, intersectoriel1e, et les articulations entre investissements publics et privés afin de créer des externalités positives. Ces écoles ont en commun une certaine
« planification » du développement.

         Vers la fin des années 1960, l'école dite réformiste sur le développement considère que les effets bénéfiques sur la situation sociale des populations ne se réaliseront pas automatiquement (le fameux trickledown tant recherché). Le concept de satisfaction des besoins fondamentaux (accès à l'eau, à la santé, à l'éducation, etc.), considère qu'il faut des interventions sociales directes, la croissance économique ne redistribuant pas automatiquement ses fruits pour une amélioration de la situation sociale des populations.

         L'approche initiée par l'école dite de la dépendance à travers les travaux de la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL) va marquer le mouvement tiers-mondiste. Les concepts de centre, de périphérie, de dégradation des termes de l'échange (travaux de Hans Singer, repris par A. Emmanuel, S. Amin, etc.) imprimeront une école proche des thèses marxistes.

         Les années 1980-1995 vont scander une phase du développement dans une optique
« court terme » ; la stabilisation économique ayant pour objet de réduire les déficits budgétaires et de balance des paiements s'accompagnera d'une politique de réformes structurelles (consensus de Washington entre les bail1eurs de fonds bilatéraux et multilatéraux). Approche très macro-économiciste montrant l'inefficacité d'un développement centré sur un État omnipotent donnant au « tout marché » les vertus essentielles d'un développement harmonieux, par l’adoption de
« bonnes politiques » ; bonnes politiques signifiant un déficit budgétaire réduit, une économie sans inflation et ouverte sur l'extérieur[13].

         Le milieu des années 1990 va marquer un certain infléchissement dans l'orthodoxie des politiques de développement et de coopération. En premier lieu, suite aux bilans mitigés de cette période de l'ajustement, une orientation davantage centrée sur la lutte contre la pauvreté va émerger. Dans le domaine académique, les travaux d'Amartya Sen et Joseph Stiglitz vont s'imposer dans le champ des savoirs sur le développement: complexité des phénomènes, accent fort Sur les questions de coordination entre acteurs, sur la nécessaire prise en compte des coûts de transactions, et du temps long.

         Certes, un objet et un projet scientifiques étaient beaucoup plus ambitieux et présents dans certains travaux des années 1960 chez les anthropologues tels Georges Balandier : que l'anthropologie économique et politique soit une grammaire permettant de lire une société qui nous est {( étrangère », mais aussi nos propres sociétés. Construire des concepts, des outils de lecture qui permettent de décrypter les logiques présentes dans les sociétés dites primitives ou plus simplement différentes des nôtres, donne aussi des moyens d'interroger les tendances dans nos propres sociétés. Vaste projet scientifique, vaste projet politique et éthique, largement abandonné aujourd'hui. Pourtant, la lecture de Georges Balandier[14] est d'une actualité brûlante et nous renvoie à ce projet originel. Dans l'esprit de cette anthropologie économique, les études sur le développement ne sont pas désuètes ou obsolètes ; à l'inverse, elles devraient s'imposer à toute société. Les exemples sont trop nombreux pour les citer tous, mais les événements survenus dans les banlieues en France lors de l'automne 2005 sont des révélateurs d'un « mal développement », élaborer une politique publique de soutien à la recherche scientifique dans une certaine proportion du PIE est aussi un choix de « développement », tout comme réintroduire la multifonctionnalité dans l'agriculture.

 

II- Des approches novatrices en termes d'économie politique

 

         À partir du milieu des années 1990 (assez difficile de dater avec précision, car fruit d'une conjonction de faits et de courants de pensées), on assiste à une remise en question des méthodes/modèles de développements adoptés au cours de la décennie précédente basée sur la réduction des déficits budgétaires et des balances des paiements[15]. L'ère du post-consensus de Washington semble en apparence se concentrer sur la réduction de la pauvreté et faire de l'existence d'un cadre stratégique de lutte contre la pauvreté, pour les pays bénéficiant de l'initiative PPTE, une condition à l'obtention de financements internationaux. Plusieurs approches en termes d'économie politique internationale (Chavagneux, Coussy, 1998), d'économie géographique, d'économie institutionnelle, d'anthropologie, se sont affirmées dans le milieu académique, mais paradoxalement, elles ont eu beaucoup de difficultés à être reconnues par les décideurs politiques ou encore au sein même du monde académique, considérant que ces approches hétérodoxes n'avaient pas de légitimité scientifique. L'analyse de l'EADI sur l'accréditation des « development studies » dans le processus européen de Bologne est significative[16]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, alors que les modèles analytiques sur les parcours de développement sont de plus en plus fins et exposés dans leurs complexités, il semble que l'on assiste à une sorte de décalage entre la connaissance scientifique de ces mécanismes, non réducteurs à des mécanismes économicistes, et les actions collectives décidées par les États, les collectivités locales ou les bailleurs de fonds qui ne prennent pas en compte ce capital de connaissances (cf. Yves Viltard dans cet ouvrage), de même qu'un décalage entre la production scientifique et sa reconnaissance par les pairs. Cette non-reconnaissance se manifeste par la nature des publications, le profil des postes qui sont proposés dans les universités ou dans les centres de recherche.

         Il y a donc une approche qui s'impose ; ce qui est scientifique est ce qui est quantifiable ! Sans que les constructeurs de modèles ne s'interrogent sur la fiabilité des données, la distinction entre données de simulation et données empiriques, les généralisations abusives à partir de panels peu représentatifs ou de corrélations excessives (cf. critiques de l'évaluation de la recherche à la Banque mondiale).

         Cette période qui va du milieu des armées 1990 à aujourd'hui se caractérise donc par des approches très diversifiées. Mais dans ce large spectre, certains courants se sont imposés par rapport à d'autres influençant ou légitimant scientifiquement la décision politique. Il en est ainsi de la vision très « économiciste » construite notamment à partir des modèles d'équilibre général calculable. La lecture du rapport récent d'évaluation de la recherche menée au sein de la Banque mondiale est à ce sujet très instructive[17]. Les évaluateurs considèrent que certaines techniques quantitatives ont été sur-utilisées, en particulier les modèles d'équilibre général calculable pour évaluer les impacts potentiels bénéfiques du cycle de Doha suite à la libéralisation commerciale. Les évaluateurs considèrent d'autre par que dans certains domaines, la méthodologie utilisée dans la recherche a été insuffisamment testée ou encore que les chercheurs n'ont pas suffisamment informé les utilisateurs de leurs résultats, des limites possibles de leur méthodologie. Les évaluateurs considèrent d'autre part que la recherche a été utilisée pour étayer le plaidoyer de la Banque mondiale, sans prêter suffisamment d'attention à la robustesse des résultats empiriques (en particulier, sur l'efficacité de l'aide, la réforme des retraites ainsi que l'impact de la croissance sur la pauvreté). Un ensemble de travaux aborde de manière critique certains postulats du développement ; l'ouverture commerciale et/ou financière aboutirait à une situation de gagnant-gagnant, la bonne gouvernance serait un fondement du développement et que la transition agricole se ferait de façon « harmonieuse ». Or, le fil directeur de bon nombre de travaux au cours de cette dernière décennie consiste à avancer l'idée que la coordination par le marché ne se fait pas sans institutions, sans construction de politiques publiques. Le courant de l'économie politique internationale insistera sur le rôle des acteurs privés et publics internationaux dans les parcours de développement des États (Coussy et Chavagneux, 1998 ; Gabas, 2000) et le processus de formulation des politiques publiques.

         La recherche pose la question du développement de plus en plus fréquemment en termes de gouvernance (prenant de la distance sur celui normatif de « bonne gouvernance ») ou gouvernementalité (Hermet, 2005 ; Le Meur, 2006) et de changement institutionnel au sens de changement des « règles du jeu » qui vont construire les institutions. Les études sur ce thème reconnaissent en particulier le rôle central joué par l’environnement institutionnel aussi bien
« formel » qu’« informel » dans un processus de développement et le fonctionnement des systèmes économiques locaux[18]. Ces recherches insistent sur le pluralisme de ces règles, leur évolution, la manière dont celles-ci se construisent et forgent l’« espace public ». Sous l'influence, notamment, des travaux de Douglas North, (plusieurs courants de Williamson à North en passant par la théorie de la régulation etc.) l'analyse des dynamiques de pouvoirs de négociations des acteurs est privilégiée ainsi que les dynamiques politiques locales, du fait de la complexité des espaces qui se constituent mêlant acteurs publics et privés. L'analyse porte sur les modes de coordination, entre acteurs, sur la réduction des incertitudes, la prise en compte des coûts de transactions, l'évolution des stratégies des acteurs et des modes d'organisation au sein des filières et de leur impact sur la répartition de la valeur ajoutée entre acteurs des différentes fllières[19], et sur la manière dont se construisent les compromis institutionnels au sein de ces filières (Egg et al., 2006).

         Toutefois, il n'y a pas d'analyse consensuelle sur le concept même d'institution et la manière dont il est pris en compte dans les processus de développement. Si les travaux présentés ci-dessus illustrent une analyse des institutions et des organisations afin de diagnostiquer la construction des politiques publiques, aucune appréciation n'est donnée sur les institutions et leurs natures. Celles-ci ne sont ni bonnes, ni mauvaises; elles existent et le chercheur se doit de les comprendre. Or, les travaux en particulier d'Acemoglu (2003) considèrent que les différences entre les pays en termes de croissance et de pauvreté s'expliqueraient par le fait que certains pays sont dotés de
« bonnes » institutions et d'autres pas[20]. Dès lors, la bonne institution comporte en elle-même trois caractéristiques: garantir le droit de propriété et donc favoriser l'investissement, construire des règles empêchant une appropriation des revenus par les politiciens ou les élites (en fait, éviter la corruption), enfin promouvoir l'égalité des chances encourageant de ce fait l'investissement dans le capital humain. Ces analyses norment à nouveau le regard sur une société, gommant de ce fait toute la complexité des droits de propriété, de la redistribution de la richesse etc.

 La relation ouverture-développement

          Les travaux montrant la relation très discutée entre ouverture et développement vont aussi caractériser la dernière décennie avec en particulier les conclusions réservées de Dany Rodrik (1999, 2003) sur les effets bénéfiques de l'ouverture commerciale des économies, lorsque celle-ci n'est pas « maîtrisée » par les États. D'autres travaux insisteront davantage sur les limites intrinsèques aux modèles utilisés (Bureau, 2006 ; Boussard, 2006), et proposeront d'autres modèles mais encore trop timidement entendus dans le débat international sur les négociations sur le commerce agricole. Ces travaux montreront aussi que les conclusions sont tirées à partir d'ensembles de pays souvent très hétérogènes comme dans le cas de l'Afrique sub-saharienne où les données sont trop peu détaillées et peu fiables. Mais ces travaux critiques montreront surtout que les équilibres nationaux ou internationaux obtenus « après » la mise en oeuvre d'une politique de libéralisation ne se construisent pas « sans friction », c'est-à-dire sans coûts sociaux. Selon Bureau (2006), «... ces modèles, même dans leur version dynamique, ne prennent pas en compte la totalité des difficultés à passer d'un équilibre à l'autre. Un modèle d'équilibre général calculable qui supposera par construction l'équilibre sur le marché de l'emploi intègrera mal les coûts de migration d'une main-d'œuvre agricole vers un autre secteur ». Or ces coûts de transactions ainsi que ces coûts dus à la transition (générés par des temps d'adaptation élevés) entre ces deux états sont très souvent sous-estimés. Mais surtout, l'erreur vient de la signification des « gains de bien-être ». Si effectivement, les variations de bien-être viennent le plus souvent d'une baisse des prix à la consommation, alors le gain de bien-être agrégé signifie que les gagnants (par exemple, les consommateurs urbains) gagnent plus que ce que perdent les perdants (les producteurs agricoles notamment). Or, ce gain « réel » aurait lieu si les gagnants compensaient effectivement les perdants, ce qui est rarement le cas... Se pose donc la question de la redistribution de ces gains sur laquelle des travaux récents existent mais encore insuffisamment mis en œuvre car très coûteux en données statistiques (matrices de comptabilité sociales, enquêtes ménages etc., Bureau et al., 2006 : 14) et qui nécessitent d'importantes analyses afin de nourrir le débat politique tant interne à chaque pays qu'au niveau international.

         D'autre part, des analyses moins macroéconomiques abordent les processus de libéralisation. Parmi une littérature abondante, on relèvera par exemple l'analyse du processus de libéralisation de deux filières (lait et haricot) au Costa Rica (Egg et al., 2006) en fonction de la capacité des organisations paysannes et professionnelles à influencer les politiques économiques (Rodrik, 2003). Dans ces études de cas, le processus de libéralisation est abordé à partir d'une grille de lecture du changement institutionnel proposé par Douglas North, mettant en évidence que les conditions de passage à un environnement libéralisé sont fonction de la spécificité des modes de gouvernance de chacune des filières.

La transition agricole : l'histoire ne se répète pas...

 

         Plusieurs économistes vont réinvestir le débat Sur l'agriculture et ses e~eux. Les travaux de Bruno Losch[21] remettent en perspective les principaux enjeux de l'agriculture dans un contexte plus général de développement ainsi que l'impact des politiques de libéralisation adoptées. Au niveau planétaire, plus de 1,3 milliards de personnes vivent de l'activité agricole, les quelles se situent à plus de 90 % dans les pays en développement, pour représenter 40 % des actifs mondiaux, sachant qu'ils font vivre au total 2,5 milliards d'individus. On ne peut donc pas passer sous silence toute cette population. Dans ce contexte, l'analyse va porter sur les imperfections de marché, la mise en concurrence par l'ouverture des marchés et donc la difficile construction de la transition agricole. Si en théorie, la réaction à un prix est toujours positive lorsque l'on considère que toutes les conditions de concurrence pure et parfaite sont réunies, la réalité impose de prendre en compte l'imperfection des marchés et en particulier des marchés agricoles. Ces marchés se caractérisent par des coûts de transactions élevés, des problèmes d'information, une absence d'accès au crédit pour les agricultures familiales en particulier, un manque de services publics (vulgarisation agricole, infrastructures, etc.) permettant à ces marchés d'être efficaces. Le deuxième aspect de la situation agricole concerne l'intégration croissante des firmes aux producteurs. C'est l'analyse de Thomas Reardon et Peter Timmer (op. cité, 2005) qui prennent en compte ce qu'ils appellent la « révolution des supermarchés ». Dans ce contexte d'intégration verticale sont dictés les normes, contrats et les coûts à ne pas dépasser. Il s'ensuit que bon nombre de producteurs agricoles familiaux ayant de petites exploitations sont de fait exclus de ce processus d'intégration. Une logique de différenciation accrue entre producteurs s'instaure alors, aboutissant à une segmentation de la production. Le troisième aspect porte sur la mise en concurrence entre deux types d'agriculture aux productivités diamétralement opposées (Mazoyer, 2001). Cette mise en concurrence accélérée est possible grâce à l'ouverture accrue des marchés. L'agriculture familiale est constituée de plus de 400 millions d'agriculteurs et l'agriculture intensive de moins de 30 millions d'agriculteurs. Comment ces agriculteurs peuvent-ils profiter de cette ouverture ?

         N'y a-t-il pas un risque d'impasse de transition agricole (Berthelier, Lipchitz, 2005) pour les pays les moins avancés ainsi que les pays à revenus intermédiaires ayant une forte population agricole ? Leurs activités de production sont peu diversifiées, et dans le peu d'opportunités dont ils disposent, une cohorte de jeunes de 20 ans va sortir du monde rural en nombre croissant dans les 20 prochaines années. Le schéma observé des migrations internationales (souvent chaotiques et douloureuses pour les populations) entre le milieu du XIXe siècle jusqu'aux années 1930 a été possible car il y avait des espaces ouverts, en particulier les États-Unis, l'Argentine, le Brésil ou le Canada. Mais comme le répète souvent dans son argumentaire Bruno Losch en citant une réflexion de Paul Valéry, « aujourd'hui, le monde est fini ». Il s'ensuit que ce schéma considéré par plusieurs des analystes comme étant reproductible en ce début de XXIe siècle doit plutôt être reçu comme une « option de sortie par défaut ». En effet la migration considérée comme étant une solution de sortie de l'agriculture, associée aux transferts de fonds des migrants, est à analyser avec beaucoup de circonspection. Les transferts de revenus des migrants considérés comme une solution possible à un sous-développement, font l'objet d'une littérature critique abondante[22], les effets positifs étant le plus souvent des généralisations excessives à partir d'études très ciblées.

         Ces quelques exemples d'analyses critiques sur la prise en compte des institutions, l'ouverture comme condition essentielle du développement, la transition agricole comme vertueuse et sans frictions montrent que cette production de savoirs sur la complexité des processus de développement et des trajectoires empruntées par les États est réelle depuis plus d'une décennie. Toutefois, cette connaissance accumulée ne co-existe-t-elle pas avec les autres lieux de production des savoirs, en particulier celle émanant d'administrations (bilatérales ou multilatérales) chargées de la coopération pour le développement ? Ces acteurs bilatéraux et multilatéraux jouent un rôle majeur dans les processus de développement des États ; ils construisent le plus souvent dans les pays les moins avancés de multiples politiques en matière de santé, d'agriculture, d'éducation, mais aussi au niveau macroéconomique. Cette relation le plus souvent prescriptive n'existe pas avec les pays émergents. Mais cette relation dite de coopération reste fondamentalement asymétrique, car les ressources financières sont allouées par les coopérations selon des critères qui leur sont propres et variables selon les paradigmes, les événements géopolitiques, les enjeux de négociations internationales. Une dépendance se crée. De ce fait, une politique d'aide peut-elle être qualifiée de politique publique, au sens de choix construits dans un État ? La politique d'aide peut-elle laisser une marge d'autonomie du politique au sein des États ? Or, cette relation dite de coopération, considérée comme allant de soi pour un décollage et le passage d'une économie dite sous-développée à une économie dite développée, a fait l'objet de travaux critiques (Gabas, 2002, 2005, 2006). Mais la particularité de cette dernière décennie est que les travaux en matière de coopération sont produits par ces administrations ou encore commandées par ces administrations à quelques centres de recherches. Dans ces conditions, l'articulation recherche-décision politique Souvent souhaitée par le politique n'est-elle pas un leurre ?

 

Éléments de conclusion

 

         L'idée de développement qui s'est détachée de celle de mise en valeur des colonies est effectivement née au lendemain de la seconde guerre mondiale d'une conjonction de faits historiques et d'idées. Le plan Marshall a, en particulier, joué un rôle très fort dans l'imaginaire politique de « l'économie monde)} supposant :

-    qu'un pays pouvait par des flux financiers à conditions douces en développer un autre (ce sont les politiques de coopération) ;

-    qu'il était possible d'appliquer un même schéma de développement à tout pays car il y avait des passages obligés, des politiques incontournables.

         Il est vrai que cette vision s'est elle-même nourrie des indépendances montantes, de la voix résonnante des non-alignés qui se forgeaient en contre-force sur la scène internationale ; un contre-pouvoir mis dans l'arène de la guerre froide. La coopération s'est installée lors de la décolonisation et l'articulation s'est construite sur cette profonde ambiguïté historique ; les indépendances, « proclamées )} dans la plupart des cas, n'ont été qu'un prolongement sous une autre forme du pouvoir exercé par les anciennes métropoles colonisatrices. Tous les anciens États colonisateurs sont restés dans des schémas relationnels économiques et politiques enkystés dans des relations étroites, figées. Pourtant, quelques pays au vu de plusieurs indicateurs ont
« émergé )}, d'autres à l'inverse sont restés exclus d'une dynamique de développement.

         Pourquoi ? Pourquoi certains pays ont-ils enregistré des niveaux de vie moyens croissants, une amélioration de leurs conditions sociales en termes d'accès à la santé, à l'éducation ? Pourquoi certains ont-ils réussi à construire des systèmes politiques permettant l'acquisition de droits, et des institutions relativement stables et pourquoi d'autres n'y sont-ils pas parvenus ? Les indicateurs « objectifs )} sont-ils suffisants pour conclure à un développement et appréhender le processus en lui-même ? D'autre part, le développement serait fonction de l'adoption par les États de « bonnes politiques )}. Mais, quelles sont ces « bonnes politiques » ? Qui les formule ? On reste sur un contenu de ces « bonnes politiques)} très idéologique dont l'efficacité n'a pas toujours été démontrée. La « bonne politique macroéconomique )} serait uniquement celle développée par la Banque mondiale (et entérinée par l'ensemble des bailleurs de fonds) dans le cadre du Consensus de Washington : déficit budgétaire réduit, ouverture commerciale forte, taux d'inflation maîtrisé. Pourquoi n’y aurait-il que cette seule politique à prodiguer, politique qui n'est pour la plupart des cas jamais appliquée dans les économies de l'OCDE notamment ? Les États eux-mêmes auxquels on prodigue de telles politiques n'auraient-ils pas les «ressources» institutionnelles pour construire leurs « propres » politiques ?

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         En contre point à ces approches, la prise en compte des institutions, la ré-interrogation de postulats comme les effets positifs de la libéralisation économique et financière, l'universalisme démocratique non comme un modèle unique mais un processus où les expériences seraient à partager[23] ouvrent un champ d'investigation beaucoup plus « fin », nécessitant davantage de données, évitant les généralisations abusives, analysant les jeux d'acteurs ainsi que la construction des règles (aux divers niveaux locaux, nationaux et internationaux), redéfinissant les concepts véhiculés comme ceux de « politiques publiques » en les sortant de leur évidence première et techniciste. C'est très certainement à ce prix que le concept de développement sortira de son enfermement historique.

 

Bibliographie

 

Acemoglu D., 2003, « Causes profondes de la pauvreté. Une perspective historique pour évaluer le rôle des institutions dans le développement économique », in Revue Finances et Développement, FMI.

Adelman I., 2002, « Les idées fausses de la théorie du développement et leurs implications pratiques », in Meier G., Stiglitz J., (eds.), Aux frontières de l'économie du développement, Washington: Banque mondiale, éditions Eska.

Austruy J., 1962, Le scandale du développement, Paris: Cujas.

Banerjee A., Deaton A., Lustig N., Rogoff K., 2006, « An Evaluation of World Bank Research, 1998-2005 », http://siteresources.worldbank.org/DEC/Resources

Berthelier P., Lipchitz A., 2005, « Quel rôle joue l'agriculture dans la croissance et le développement ? », Revue Tiers-Monde, XLVI (183): 603-620.

 



[1] Association européenne des instituts de recherche et de formation en matière de développement. Cet organisme dont le siège est à Bonn, rassemble des instituts et centres de toute l'Europe (PECO compris).

[2] Tels le CLACSO, Conseil latino-américain pour les sciences sociales, dont le siège est à Buenos Aires ou le CODESRIA, Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, organisme panallicain dont le siège est à Dakar.

[3] Cf. les multiples conférences des Nations unies : Jomtien en 1990 sur le développement de l'éducation, Rio de Janeiro en 1992 sur l'environnement, le Caire en 1994 sur la population, Pékin en 1995 sur les femmes, Rome en 1996 sur la sécurité alimentaire etc. Le Comité d'Aide au Développement/OCDE approuve un rapport les 6-7 mai 1996, qui constituera les prémisses de la déclaration de septembre 2000 fixant les Objectifs du millénaire.

[4] Voir notamment les travaux de Serge Latouche, Gilbert Rist

[5] La dimension incertitude est au cœur de l'analyse de Douglas North. 1 s'agit de « prendre en compte l'incertitude dans un monde non ergodique », Car l'hypothèse ergodique est par nature même anhistorique, l’ergodicité étant ce
« qui se rapporte à la probabilité qu’un état quelconque se reproduise, et spécialement à la probabilité zéro qu'un état quelconque ne se reproduise jamais ».

[6] L'expression « parcours de développement» utilisée dans ce texte est liée à un programme de recherche comparatif et pluridisciplinaire initié par le GISGEMDEV au cours des années 2002-2003. Quelques travaux fondateurs spécifient le concept de « dépendance au sentier » sous-jacent à l'approche « parcours de développement » : North (op. cité), Mahoney (2001), pierson p. (2000).

[7] Algérie, Nigeria, Gabon, Angola, Côte d'Ivoire, Birmanie, Liberia, Sierra Leone etc.

[8] Peut-on pour autant considérer que le développement soit une affaire uniquement interne aux pays (un processus endogène) et sans regard de l'Autre voire même sans un certain « droit}) de regard ? Certainement pas. Il est des sujets qui font avancer le développement même s'ils bouleversent la « tradition » ; il en est ainsi de pratiques religieuses mutilantes (cf. S. Treillet) face auxquelles l'argument du culturalisme ne tient pas ; une société qui se développe prend en compte certes ses propres aspirations au nom de sa propre histoire mais devrait aussi prendre en compte les évolutions qui s'imposent comme nonnes « universalisables }).

[9] PMA : Pays les moins avancés, PRITl : Pays à revenus intermédiaires de la tranche inférieure, LICUS : Law Incarne Countries Under Stress.

[10] II s'agirait ici d'introduire le débat sur la qualité/fiabilité des données statistiques ainsi que leur degré de pertinence afin d'éclairer un processus de développement.

[11] Cf. Bellier (sld), « La mesure de la mondialisation », Cahiers du GEMDEV mars 2007, Paris.

[12] L'analyse des travaux d'économie du développement au cours des décennies 1950 à 2000 a fait l'objet de nombreuses publications. Ou citera en particulier: Hugon (1993, 2006), Vemières (1991), Stiglitz (2002).

[13] L'analyse des travaux d'économie du développement au cours des décennies 1950 à 2000 a fait l'objet de nombreuses publications. Ou citera en particulier: Hugon (1993, 2006), Vemières (1991), Stiglitz (2002).

[14] Paoni Son imposante production scientifique citons, « Anthropologie politique », PUF, Paris 1962 et plus récemment, « Civilisés dit-on? », PUF, Paris 2003.

[15] Travaux notamment de Jean Coussy sur l'économie politique des conditionnalités et la mise en œuvre de ces politiques.

[16] « Development studies, accreditation and EADI. A vision paper », Opshoor H., Forster J., Mônks J. 34 p. octobre 2005, Bonn. Rapport disponible sur le site www.eadi.org. Le rapport développe notamment l'objet même de ces
« development studies » en insistant sur la nécessaire approche multi et interdisciplinaire, l'analyse des changements sociétaux dans une perspective historique et comparative. Le rapport montre toute la spécificité de l'approche en termes de développement en insistant sur le fait que les objets de recherche (pauvreté, environnement, genre, développement durable, développement humain) sont des objets qui concernent aussi les pays industrialisés.

[17] Voir les travaux de Banerjee et alii (2006) sur l'évaluation de la recherche à la Banque mondiale, et la réponse de François Bourguignon, Chef économiste de la Banque mondiale.

[18] On citera notamment les travaux menés au sein du Programme de recherche urbaine pour le développement (PRUD, initié par le GEMDEV et financé par le Ministère des Affaires étrangères), les réflexions du GEMDEV sur la gouvernance urbaine, les travaux de l'UMR MOlSA de l'ENSAM-Montpellier, illustrant les orientations de recherche dans ce champ de convergence des disciplines de l'économie, de l'anthropologie, de la géographie et de la science politique notamment.

[19] Travaux d'évaluation du Ministère des Affaires étrangères, de l'Agence française de développement.

[20] Ceci est dans la logique d'analyse de l'adoption de « bonnes politiques macroéconomiqnes » (Dollar, Bumside, 2000) ou encore de la « bonne gouvernance »... Une « bonne politique » est celle qui dans le post consensus de Washington met la démocratie comme condition au développement. Là encore, il y a une ambiguïté sur les interprétations.

[21] Responsable d'un programme de recherche (2005-2007) « Ruralstruc » à la Banque mondiale sur les implications structurelles de la libéralisation sur l'agriculture. L'analyse comparative porte Sur sept pays : Mexique, Nicaragua, Maroc, Sénégal, Mali, Kenya et Madagascar.

[22] Celle-ci se base sur le principe de la dépendance (dutch disease, ou migrant syndrom) démontrant que les envois massifs de fonds placent les familles dans des situations de dépendance, favorisent la consommation plutôt que l'investissement et génèrent souvent une intensification dans les inégalités de revenus. Le courant de pensée actuel démontrant les effets positifs des transferts de migrants sur le développement est à resituer dans le contexte de comparaison abusive entre les flux d'aide publique au développement et ces revenus de travailleurs (remittances), ces derniers étant nettement supérieurs en volume à l'APD mondiale. La comparaison des deux grandeurs devant s'arrêter sur les volumes uniquement, car ce sont des flux de nature très différente.

[23] Pierre Rosanvallon dans une de ses leçons au Collège de France (2007) considère notamment, que l'universel devrait avoir comme ambition de comparer. Comparer les expériences démocratiques, les partager, insister sur les débats publics qui structurent les démocraties. Comment se résolvent les conflits ? Comment se construisent les prises de parole ? Un universalisme serait donc celui de la comparaison et non de l'imposition.



15/08/2011
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